Comment la Poste suisse compense les activités transports déficitaires de sa filiale française
C’est le monde à l’envers : voilà que les Suisses font circuler discrètement des capitaux vers la France ! Selon nos informations la Poste suisse, en situation de monopole national, compense en effet les marchés à marge négative que prend sa filiale française, Car Postal France, dans certains marchés de transport public hexagonaux. Le préfet de l’Isère, département dans lequel Car Postal multiplie les victoires dans les appels d’offres de transports interurbains, reçoit ce vendredi sur son bureau un dossier étayé par les professionnels locaux, qui dénoncent l’aide publique dont bénéficient leurs concurrents helvétiques.
Reprenons l’histoire au début. En 2009 Car Postal France, filiale française de Car Postal, a déjà quelques jolies prises à son actif dans les transports urbains : Bourg-en-Bresse (où elle a installé son siège), Haguenau, et Dôle depuis 2004, notamment. Mais elle voit plus loin, cultive son image et sa réputation de professionnel aux méthodes alternatives, et cible l’interurbain, moins protégé par les grands groupes hexagonaux. Cette année-là elle gagne une ligne Express du département de l’Isère, Voiron-Grenoble, 4 millions d’euros, aux dépens de Transdev. C’est le début d’une belle série : les lignes Express, soit 10% du marché départemental (où le scolaire et l’interurbain sont fusionnés), tombent dans son escarcelle. Sauf une, la dernière, la « 1920 », Bourgoin Ville nouvelle- Lyon, examinée la semaine prochaine en commission d’appel d’offres…
Systématiquement les offres de Car Postal sur les lignes Express sont moins-disantes de 20%. Comme le mécanisme privilégie le prix à 60%…
Les transporteurs concurrents, locaux mais aussi nationaux (Veolia-Transdev, Keolis) se demandent comment leur concurrent procède, alors que l’activité est, partout en France, faiblement margée, et notoirement sous-financée par les collectivités alors même que les cahiers des charges se durcissent et se complexifient. Systématiquement les offres de Car Postal sont moins-disantes d’environ 20%. André Vallini, président (PS) du conseil général pavoise : il argumente que les locaux sont trop chers, au besoin les accuse d’entente illicite, n’hésite pas à déclarer des appels d’offres infructueux. Les offres suisses sont alors une aubaine pour les responsables du département… Le mécanisme des appels d’offres privilégie objectivement le prix, par des feuilles de calcul très complexes que les professionnels connaissent bien. Les économies réalisées permettent au patron du département d’investir dans d’autres activités, notamment les systèmes d’information en temps réel, bien visibles du grand public, et de traiter avec des interlocuteurs autrement plus valorisants que les opérateurs locaux, Faure, Berthelot ou Eyraud, qui ont certains défauts de leur modestie.
Il y avait donc un hic : comme le montrent les documents que nous nous sommes procurés, les filiales créées par Car Postal France (Car Postal Interurbain, Car Postal Pyrénées, Car Postal Bourgogne etc) sont réalimentées par la holding suisse, La Poste suisse, entreprise publique bénéficiant d’un monopole sur son activité historique. En 2010, pas moins de 19 millions d’euros ont été transférés pour compenser les activités déficitaires de ses filiales françaises. Pour l’activité interurbaine, sur cette année 2010, plus de 12 millions d’euros sont passés de Suisse en France, en abandon de compte courant (5,62 millions), en abandon de créances (2,7 millions) et en dépréciation d’actifs (4,3 millions). Les preuves ? Des liasses fiscales, et les commentaires d’experts comptables qui les accompagnent : «Dans le cadre de son activité la société a souscrit des contrats qui pourraient générer des pertes. En soutien à ces filiales La Poste suisse 21 Viktoriastrasse 3830 Bern a signé avec la société un engagement d’aide financière…» Les comptes de Car Postal Interurbain ne sont pas publiés : ils mettraient en évidence l’aide publique, ce qui fournirait à la collectivité française des éléments d’information très ennuyeux.
En refusant d’entendre les arguments des professionnels locaux, le conseil général joue le court terme au détriment d’une maîtrise durable de ses contrats de transports
Le conseil général s’apprête pourtant à jouer les innocents : comment aurions-nous pu savoir ? C’est pour le bon usage des finances publiques que nous choisissons les offres moins-disantes… Sauf que la pérennité d’une offre conclue à des conditions trop basses n’est pas assurée. Engagée dans une course stratégique à la diversification et aux marchés internationaux qui pouvait justifier ces dernières années des coups de mains initiaux, La Poste suisse pourrait rechigner à financer durablement des activités transports déficitaires hors de ses frontières. Ou bien alors, la collectivité est contrainte de voter des avenants qui réévaluent discrètement les marchés : ce fut le cas récemment pour une ligne express dont l’apport par la collectivité fut réévalué de 20% en commission permanente, au nom d’une hausse de fréquentation et de surcroît de trafic estival. Comme par hasard Car Postal avait gagné le marché avec une offre moins-disante à -18%… Dans tous les cas, la collectivité iséroise est en mauvaise position : en refusant d’entendre les arguments des professionnels qui dénoncent l’insincérité des offres de Car Postal, elle a de fait joué le court terme au détriment d’une maîtrise durable de ses contrats de transports. Selon nos informations, l’adjoint chargé des transports contesterait parfois les décisions d’André Vallini. Mais le président du conseil général continue sa stratégie…
Que fera donc le préfet ? Car Postal France, qui s’apprête à déménager son siège de Bourg à Saint-Priest, le 1er avril prochain, s’est peu à peu intégrée dans le paysage français. Sa directrice, Nathalie Courant, siège depuis l’année dernière au conseil d’administration de l’UTP. Mais dans le contexte actuel de défense des entreprises nationales, cette concurrence dans le transport interurbain est jugée déloyale par les entreprises locales. Pays non membre de la Communauté européenne, la Suisse a signé en 1972 un accord qui stipule qu’elle reconnaît les règles de la concurrence européenne. Le symbole est donc fâcheux pour un pays qui ne laisse guère les entreprises françaises exploiter sur son territoire.
Pour le conseil général de l’Isère, c’est aussi un avertissement sans frais : le jeu qui consiste à privilégier outrageusement la baisse des prix n’est pas tenable en matière de transport public. On l’a vu dans les DSP de transport urbain, la surestimation des recettes par un exploitant se traduit tôt ou tard par des avenants qui obligent la collectivité à remettre au pot. Dans l’interurbain, pas de mécanisme contraignant, mais un piège similaire : aucun opérateur ne pouvant tenir à perte sur la durée, la collectivité doit aussi tôt ou tard procéder à des avenants peu glorieux. Ou alors elle assistera à la valse continue des opérateurs, ce qui n’est guère satisfaisant non plus pour la qualité de service.
On regardera donc avec attention la réaction des autorités françaises à cette situation inédite, de même que l’attitude des grands opérateurs français, très attentistes jusque-là.
G. D.