Elisabeth Borne,
l’anti-politique
Faute de vision politique partagée avec les Français et les électeurs, la nouvelle Première ministre exécutera les consignes d’Emmanuel Macron et Alexis Kohler. L’argument d’efficacité l’a emporté. Ce quinquennat part sur des bases très présidentielles.
Mazette, Babeth… Qui aurait misé un euro sur Elisabeth Borne Première ministre il y a encore quelques mois? Jamais élue, prototype de la ministre techno qui récite ses EDL (éléments de langage) avec l’application d’un disciple de Jean-Michel Blanquer, la voilà propulsée dans l’Histoire de la cinquième République, à jamais la collègue de Lionel Jospin, son chef rue de Varenne de 1997 à 2002. Vertigineux.
Soyons clairs: ce qui va suivre ne ressort pas d’un sexisme anachronique. Les grosses ficelles de la communication élyséenne sur «l’événement» de la nomination d’une femme à Matignon, très peu pour nous: Edith Cresson le fut bien avant Elisabeth Borne, et le plafond de verre n’existe que pour les architectes d’un récit faussement transgressif. On s’en tiendra donc à son itinéraire et à son bilan, plutôt qu’à son sexe ou à son histoire personnelle, tout comme on se méfiera d’une extrapolation exagérée de son parcours difficile aux Transports, à la Transition écologique et au Travail. Chacun a droit à sa zone de révélation.
Que savons-nous de sa vision de la France?
Mais quand même… Pour côtoyer depuis près de vingt ans l’impétrante, nous ne savons pas grand-chose de sa vision de la France, si l’on écarte une supposée fibre sociale de gauche héritée du compagnonnage jospiniste. Elisabeth Borne, c’est la puissance de l’analyse techno, le mépris de l’emballement politique, et en même temps la peur irrépressible de la colère sociale et de l’irrationnel – vous savez, tout ce qui fait qu’une société n’est pas réductible à des modèles. Elle craint les mouvements de grève – des routiers en 2001 aux cheminots en 2018, en passant par les conducteurs de la RATP. Sa conduite des affaires est éminemment macroniste, verticale, autoritaire, et tout d’un coup opportuniste si les vents sont trop contraires.
Le choix de nommer ce bon soldat pose donc question: le Premier ministre français n’est-il qu’un collaborateur du Président et de son secrétaire général Alexis Kohler? Les trois se connaissent si bien depuis la négociation des contrats autoroutiers.
On entend: parfaite connaisseuse des rouages de l’Etat, Elisabeth Borne saura s’attaquer aux résistances administratives et consacrera son énergie au logiciel de la transformation plutôt qu’au spectacle médiatico-politique. L’incarnation politique, kesaco? Rappelons que Matignon, c’est 45 collaborateurs directs, deux cabinets (civil et militaire), un SGG (secrétariat général du gouvernement) à 1000 personnes et la pression permanente d’urgences multi-sectorielles. Une vraie machine de guerre. Elisabeth Borne serait donc la meilleure pour la piloter au jour le jour.
Problème: le Premier ministre ne peut plonger dans chaque sujet avec le souci du détail qu’a toujours affectionné Elisabeth Borne. Ses nuits déjà courtes et ses week-ends sacrifiés n’y suffiraient pas. Surtout, sa rudesse de management, pour ne pas dire davantage eu égard ses états de service en la matière, hypothèque sa capacité à entraîner une large équipe dans son sillage, sur la durée, au-delà de quelques collaborateurs dévoués et sacrificiels. Elisabeth Borne, qui seras-tu à Matignon?
Une modernisatrice de la gouvernance d’Etat, plus respectueuse des collectivités et des corps sociaux? Un relais de la sinusoïde présidentielle? Une cheffe vite essoufflée à force de prétentions dirigistes? Une titulaire d’un mandat précaire, en attendant le résultat des législatives? Ou le miroir pathétique de l’affaiblissement du politique?
La vacuité persistante de certaines postures politiques suffit-elle à légitimer l’avènement de soldats sans prétention sinon celle de servir le chef suprême?
Soyons justes. La vacuité persistante de certaines postures politiques est un problème récurrent de la scène française – on peut accabler les technos, mais le Haut commissaire au Plan le moins fécond de la cinquième République est bel et bien un politique pur sucre, François Bayrou. Ce constat est-il suffisant pour légitimer l’avènement de soldats sans prétention sinon celle de servir le chef suprême? Elisabeth Borne comprend tout mais ne connaît pas les Français – elle ne les voit pas, en vérité, et depuis cinq ans s’est dérobée à leurs suffrages (municipales, régionales). Jean Castex a survécu au sort dégradant de collaborateur du Président grâce à une forme de proximité assumée avec ses compatriotes, à jamais gravée dans l’Histoire par sa dernière répartie-culte au Parisien: «Je vais aller repeindre mes volets et ma balustrade». Elisabeth Borne, elle, a d’ores et déjà abdiqué toute autonomie: «Je suis à la disposition du Président et il le sait.»
Faut-il se réjouir d’une telle soumission, de la consécration d’une ministre technique «qui saura-y-faire», ou s’en désoler? En vérité, les choses ne sont pas si simples car les bilans d’Elisabeth Borne sont très mitigés: le Nouveau Pacte ferroviaire a diverti de l’essentiel (quel effort de la Nation, quel encouragement à la vertu écologique du chemin de fer?) et compliqué la vie quotidienne des entreprises par des dispositions kafkaïennes, la LOM a manqué d’ambition malgré une débauche de décrets et d’arrêtés, la Convention citoyenne pour le Climat a fait pschitt et la baisse des statistiques du chômage masque l’enracinement de la précarité sociale.
Emmanuel Macron commence son deuxième mandat comme il a fini le premier: avec un pilotage très centralisé, sans rival à Matignon. Quel est son projet politique? Attendons le résultat des élections législatives pour tirer des leçons définitives. Les Français seront-ils las ou frondeurs? De cette échéance dépendra l’avenir politique d’Elisabeth Borne, et au-delà la configuration d’un quinquennat pour l’instant très énigmatique. G. D.
Photo Christian Hartmann / AFP
Jean-Baptiste Djebbari, cinq ans ça suffit
Jeune et pétillant héraut de l’aventure macroniste de 2017, le député de la Haute-Vienne s’est brûlé les ailes à l’exercice du pouvoir ministériel. Là où Elisabeth Borne persévérait par compétence et sens du devoir, lui s’effondrait par défaut d’abnégation. Au moins en a-t-il tiré publiquement les conséquences: la suite se fera sans lui.
Mais l’ex-ministre des Transports est toujours aussi pressé. Avant même sa sortie officielle, il préparait sa rentrée dans la vie civile. La HATVP vient de l’autoriser à devenir administrateur d’une entreprise de production de véhicules à hydrogène, Hopium, sous réserves. Soit. Tout juste constate-t-on que d’autres règles déontologiques, celles du Nouveau Pacte ferroviaire de 2018, obligent le compétent Matthieu Chabanel à quitter le groupe SNCF pour poursuivre sa carrière.