Infrastructures: mais c’est une révolution!

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Infrastructures: mais c’est une révolution!

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Infrastructures:
mais c’est une révolution!

PAR ANNE BARLET ET GILLES DANSART

«Un tel rapport mérite plus qu’un survol»: c’est ainsi que Mobilettre concluait sa première analyse à chaud du rapport du COI (conseil d’orientation des infrastructures), remis le 1er février à Elisabeth Borne. Bien nous en a pris… Car au-delà du phasage des grands projets, de la priorité à l’entretien des réseaux et des scénarii d’investissements, nous avons réalisé à froid que c’est à un vrai aggiornamento de la doctrine publique que se sont livrés Philippe Duron et consorts: oui, le report modal est bel et bien mort! En silence, pendant que se déroulaient les Assises de la mobilité durable, se préparait en coulisses cette autre révolution ô combien stratégique pour les territoires et l’économie française. Entre le procès fait au ferroviaire et le boulevard ouvert à la route, nous vous emmenons au cœur de cette révolution culturelle…


Cent-quinze pages de rapport, 212 avec les annexes, 3 scénarii, 4 priorités, presque 200 auditions et l’arbre qui cache la forêt: la politique de report modal a vécu… Car la véritable orientation stratégique du Conseil d’orientation, c’est bien celle-là.

Au fur et à mesure de la lecture du rapport on le sentait: pour le voyageur du quotidien, avec la saturation des infrastructures de transport public, comme pour le voyageur des territoires mal desservis, on est arrivé au bout des possibilités physiques et financières. Ne reste donc plus que la route et la voiture. D’accord, pas n’importe comment: il faut décourager l’autosolisme, encourager les mobilités actives (entendez la marche à pied, le vélo et même la trottinette), mais le mot miracle c’est motorisation. Propre, autonome, la voiture de demain est la vraie réponse pour limiter l’émission des gaz à effet de serre…

Même chose pour les marchandises. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le fret n’arrive qu’en quatrième position dans les priorités. Il n’y a que le combiné qui sauve un peu sa peau et la logistique urbaine qui sollicite quelque intérêt.

Tout est dit: c’est devenu trop cher, on n’arrive plus à faire

Vous doutez de la lecture de Mobilettre ? Rendez-vous page 36: «Une logique systématique de report modal vers le ferroviaire a montré ses limites conduisant à des coûts d’investissement et d’exploitation considérables pour la collectivité pour une réponse souvent insatisfaisante aux besoins tout en créant des effets d’éviction ». Tout est dit: c’est devenu trop cher, on n’arrive plus à faire. Il ne reste donc plus qu’une solution: domestiquer la route et la voiture.

Une fois qu’il a dit cela, le rapport de la Commission ne règle pourtant rien puisque cette solution a malgré tout un coût dès lors qu’il s’agit de développer de nouvelles technologies. Mais comme elles relèvent d’autres financements que celui du ministère des Transports, aucun des trois scénarii n’intègre ces coûts.

Comment en est-on arrivé là ?

Certes il y a la question financière et Bercy qui ne veut rien lâcher. Les transports publics, c’est vrai que c’est un peu Sisyphe : on croit qu’on y est arrivé et puis il faut recommencer. Peut-être faut-il y voir aussi la fin d’une longue patience politique, d’abord vis-à-vis de la SNCF qui demande toujours plus d’argent public, qui promet que demain ce sera mieux, mais qui ne diminue pas vraiment ses coûts ni améliore ses performances, puis vis-à-vis d’un corps social qui n’hésite pas à s’en prendre au sacro-saint voyageur du quotidien dès qu’il est tant soit peu question de le bousculer. Enfin, pourquoi ne pas évoquer un lobbying très efficace de la route? Le président de la FNTP n’était-il pas vice-président de la Commission d’Orientation des Infrastructures?

Allez, on continue de plonger au cœur de cette révolution culturelle. A tout seigneur tout honneur, commençons par la route: «Concilier les investissements routiers avec les objectifs de transition écologique et singulièrement de réduction des gaz à effet de serre et des émissions polluantes repose avant tout sur la mutation des motorisations, l’évolution des usages et l’adaptation des infrastructures aux mutations technologiques.» Pour ce faire, un meilleur entretien et une meilleure exploitation des réseaux routiers et en premier lieu du réseau routier national non concédé sont considérés comme une priorité. Pour garantir l’état de ce dernier à l’horizon 2027 et «l’entretenir à un niveau adéquat sans en modifier les fonctionnalités et la capacité, les services du ministère de la transition écologique et solidaire considèrent qu’il faudrait y consacrer de l’ordre d’un milliard d’euros pendant dix ans. Les audits indépendants réalisés montrent que cet ordre de grandeur peut être retenu.» Voilà pour le dur.

Comme par magie, on ne parle plus des impacts négatifs de la voiture autres que la pollution des moteurs

En même temps, «s’il ne fait pas de doute que la route restera de fait en volume le mode dominant et contribuera durablement à la satisfaction des objectifs de mobilité, cette « prise de conscience de l’enjeu routier »» doit s’accompagner d’un peu de vertu environnementale: grâce à la «mutation des motorisations», nous y revoilà, et à une approche plus collective des déplacements. Pour les villes moyennes et les territoires ruraux, inutile de chercher ailleurs, c’est aussi la solution. Comme par magie, on ne parle plus des impacts négatifs de la voiture autres que la pollution des moteurs: l’accidentologie, l’encombrement au sol des infrastructures, la pollution des freinages et des revêtements, la détérioration des paysages ruraux et urbains…

L’importance de la route est telle que le Conseil propose la création d’une sorte de nouveau gestionnaire d’infrastructures avec «la création d’un opérateur public gestionnaire du réseau routier national qui bénéficierait de la part revenant à la route de l’affectation» des recettes supplémentaires de TICPE préconisées par ailleurs. Ceci permettrait «de préparer l’échéance de la fin des concessions autoroutières en laissant le champ très ouvert sur les dispositions qui pourraient être prises alors (relance de concessions par itinéraire ou perception centralisée d’une redevance d’usage).»

Il en découle qu’il n’y a rien à attendre pour les petites lignes

Le Conseil d’Orientation concède, comme l’avait déjà fait la Commission Mobilité 21, que la priorité doit aller au traitement des nœuds ferroviaires, et que le ferroviaire restera pertinent «là où il y a un besoin de transport massifié». Point. «Il semble judicieux de mettre en place une politique plus ciblée où le report modal est recherché sur des axes ou des territoires où la massification ferroviaire est crédible», poursuit le rapport. On voit en matière de fret ce qu’ont donné ces politiques «ciblées», au détriment d’une conception globale du réseau. Il en découle qu’il n’y a rien à attendre pour les petites lignes. «Pour les lignes qui n’accueillent que des services TER, il semble au Conseil que la prise en charge par les Régions des redevances d’accès des TER aujourd’hui acquittées par l’Etat (sauf pour l’Ile-de-France) avec le transfert des moyens qui y sont consacrés, pourrait aller dans le sens de réunir dans la main des Régions l’ensemble des moyens pour exercer leur responsabilité sur les TER pour une partie du réseau.» En clair, on leur refile le mistigri et si elles ne peuvent pas suivre, à elles de fermer les lignes et d’organiser comme elles le peuvent d’autres services. Ainsi dans les zones peu denses, les emprises ferroviaires pourraient être mieux valorisées, estime le COI: des coulées vertes à la campagne, quelle bonne idée…

Mais où sont passés les avantages du mode ferroviaire: sécurité, quiétude, vitesse, fréquence, localisation des gares…

Oublié l’effet réseau qui contribue à l’attractivité du mode ferroviaire dans son ensemble, disparue l’ambition de revitalisation de lignes pourtant pertinentes: l’Etat se concentre sur les relations ferroviaires entre métropoles et un nouveau modèle économique. La politique par les seuls chiffres est à l’œuvre, sans contrepoids. Pour un secteur des transports qui est, investissements compris, structurellement déficitaire quel que soit le mode, le choix ne peut pas être neutre de conséquences. Le gouvernement veut tendre vers ce que tant de hauts fonctionnaires répètent depuis le rapport Guillaumat: 5000 kilomètres et 50 villes desservies. C’était en 1978, la voiture était reine, et on ne parlait pas encore de développement durable. Voilà la (re)conversion idéologique qui inspire les membres de la COI et le gouvernement. Mais où sont passés les avantages du mode ferroviaire: sécurité, quiétude, vitesse, fréquence, centralité des gares et qualité des dessertes…

En matière de nouvelles infrastructures, s’il fallait ne retenir qu’un exemple des conséquences de cet affaiblissement de la pertinence ferroviaire, on irait du côté de Montpellier et Perpignan. La vitalité démographique et économique du pourtour méditerranéen, les bénéfices attendus pour le TER et le fret (donc pour les voyageurs de proximité et l’environnement) militent clairement vers l’achèvement rapide de la ligne nouvelle vers l’Espagne. Et pourtant, la conclusion du COI est sans appel: «Rien avant 2028-2032». Et à condition que la pression immobilière n’ait pas raison des réserves foncières… Il ne s’agit là ni de tenir à bout de bras des services défaillants, ni de construire une LGV pour bobos, mais bien d’accompagner la croissance des territoires et de rendre cohérente une politique d’investissements qui a conduit à amener une ligne nouvelle jusqu’à Montpellier puis de Perpignan à Barcelone.

Le rapport est globalement très sévère pour le mode ferroviaire.

Il souligne que les travaux de modernisation des réseaux existants et de leur exploitation doivent être réalisés en maîtrisant les perturbations sur les services du quotidien, ce qui requiert «une méthode systématique d’organisation de la gestion des opérations, (…) impliquant toutes les parties prenantes (…) et mobilisant l’ensemble des modes de transports», avec des mesures de substitution et un effort de communication. En dehors de ces bons conseils, le rapport estime que l’exploitation ferroviaire doit être améliorée et que le système de signalisation doit être modernisé. Pour le COI, «la première source de financement d’une modernisation de l’activité est l’accroissement de la productivité organique du système sur les segments de marché disposant de perspectives favorables»! De toute façon, les scénarii n’incluent ni le financement des nœuds ferroviaires ni celui du déploiement d’ERTMS 2… Cela s’appelle conseiller gratis. Quand on vous disait que le ferroviaire n’a pas bonne presse. D’ailleurs le Conseil estime que «l’ouverture à la concurrence du transport domestique de voyageurs» devrait contribuer à «des efforts accrus de productivité et de qualité.»

Pas de plan massif d’émergence de lieux d’intermodalité qui pourraient constituer autant de nouveaux repères pour des citoyens orphelins de leurs gares ferroviaires

Le COI propose-t-il une alternative crédible au ferroviaire structurant? Après tout, pourquoi ne pas basculer d’un monde vers un autre, différent, où la notion si souvent rabâchée de multimodalité ouverte serait enfin privilégiée et financée? On a beau avoir cherché, on n’a pas trouvé d’éléments concrets en ce sens. Pas de plan massif d’émergence de lieux d’intermodalité qui pourraient constituer autant de nouveaux repères pour des citoyens orphelins de leurs gares (ils ne sont pas détourés mais traités avec les TCSP). On ne parle pas de gares routières, ni de pôles d’échanges hors gares (type covoiturage en périurbain), d’infrastructures de pôles d’échanges sur autoroute, de stationnement et de voies pour le covoiturage… Le terme de nouvelles mobilités lui-même est un peu fourre-tout. On fera des appels à projets lorsque cela sera nécessaire.

On a lu et relu pour voir si du côté de ces nouvelles mobilités et des mobilités actives, on n’avait pas oublié quelquechose d’important dans le rapport du COI. Alors oui, il y a bien création de budgets alloués spécifiquement, mais on ne sait pas trop ce que l’on met dedans. Surtout, seul le scénario 3 permettrait de faire mieux que du saupoudrage, avec 400 millions d’euros sur cinq ans, puis 50 millions par an – alors qu’il semble probable à ce stade que le scénario 2 sera choisi. Est-ce suffisant comme annonce d’une rupture? Les fédérations et associations se méfient des slogans pro-vélos et des subtilités budgétaires: «Tout cela demande à être confirmé par la présentation d’un vrai plan vélo interministériel et dans les arbitrages rendus par le gouvernement», observe Pierre Serne, président du Club des Villes cyclables. «Nous sommes résolument optimistes, mais pas naïfs, et resterons vigilants», renchérit la FUB. En 2009 le gouvernement danois avait alloué au vélo 130 millions d’euros, pour cinq ans. Le Danemark compte 6 millions d’habitants, onze fois moins que la France. Faites la comparaison.

La succession de plans et de promesses sans lendemains a créé une lassitude dans l’appareil d’Etat. Mais s’est-on vraiment demandé pourquoi ils avaient échoué?

Autre illustration du changement de paradigme, le COI propose le «pragmatisme» en matière de fret. C’est tout dire: qu’il s’agisse du ferroviaire, du fluvial ou du maritime, cela signifie que l’on se concentre sur les grands corridors européens. Concrètement, cela se traduit par l’intégration de «l’aide à la pince» pour le combiné dans les trois scénarii. Pour le fluvial, cela sauve le projet de mise à grand gabarit de la Seine de Bray à Nogent-sur-Seine. De bonnes décisions, mais qui cachent l’absence d’un plan d’ensemble.

Certes, la succession de ces plans et promesses sans lendemain en faveur des modes alternatifs à la route a créé une certaine lassitude au sein de l’appareil d’Etat. Mais les gouvernements français ont-ils vraiment cherché depuis vingt ans à moderniser le ferroviaire, comme certains de nos voisins qui ont spectaculairement inversé la tendance de son déclin? Ils ont surtout travaillé à éviter les crises sociales. Et de là à tourner le dos aussi radicalement à des ambitions environnementales, urbanistiques et d’aménagement du territoire… Il serait paradoxal que le territoire hexagonal, en partie structuré depuis un siècle et demi par le fer, se rabougrisse en silence ou presque. L’absence de débat public autour de ce revirement est troublant: les Français valident-ils la fin programmée du train, hors TGV et zones denses, et le triomphe de la route?

Le réveil pourrait être rude d’autant que l’émergence de ce monde nouveau s’accompagne de quelques emprunts opportuns au monde ancien pourtant honni par le pouvoir macronien. L’unanimité du COI n’était pas acquise il y a encore un mois, elle s’est finalement faite à grands coups de marchandages: Barbara Pompili, Louis Nègre ou Michel Neugnot ont particulièrement bien négocié pour leurs territoires. Cela valait bien quelques arrangements avec les idéaux.

C’est un peu comme si l’on s’apprêtait à détricoter le réseau ferroviaire français historique en comptant sur la permanente réinvention de la route pour prendre le relais, à l’image de la main invisible du marché. Une sorte de dérégulation de grande envergure qui ne veut pas dire son nom, et qu’on habillera de dispositifs législatifs et réglementaires – alors même qu’une autre mobilité nécessiterait surtout un effort d’aménagement public massif en matière de pôles d’échanges multimodaux.


A quelques jours de la publication du rapport Spinetta, on comprend qu’il y a un bel alignement des planètes gouvernementales à vouloir «assainir» l’économie ferroviaire. Le rapport du COI serait donc le socle stratégique d’une nouvelle politique des déplacements, marquée par le repli du rail sur ses zones de pertinence, pour faire dans le langage officiel en vogue. Le remarquable dynamisme de la route, avec les promesses de futurs véhicules propres, connectés et autonomes, est donc en passe de lui faire gagner la partie. Les Français et les territoires accepteront-ils une telle perspective?


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