Jean-François Carenco:
«La loi c’est la loi!»
EXCLUSIF
Le préfet de la région Ile-de-France passe en revue pour Mobilettre tous les sujets chauds du moments: la mise en concurrence des réseaux Optile, le Grand Paris Express, les gouvernances franciliennes, les voies sur berge. Et il parle aussi de son propre avenir…
Le préfet de la région Ile-de-France est un personnage à part. Nanti de tous les attributs de la fonction: fermeté, autorité, vision générale, sens de la prospective, il a aussi un caractère et un enthousiasme qui en font sa singularité.
Au cours de l’entretien qu’il nous a accordé, on a senti, de temps en temps, qu’il s’obligeait à ne pas franchir la ligne de la provocation, mais qu’il n’en pensait pas moins de ceux qui osent se mettre en travers de la route de l’Etat. Il y a la voie tracée, c’est l’essentiel, et après il faut s’arranger avec les détails. Ainsi, pas question d’envisager un aggiornamento du Grand Paris Express – même si la question des coûts et méthodes semble bel et bien se poser, de son propre aveu.
Le préfet d’Ile-de-France défend donc mordicus ses positions, y compris sur la mise en concurrence des bus d’Optile, qui provoque une belle pagaille (lire ci-dessous). En l’occurrence on pourrait le juger libéral? Mais sur la gestion de l’infrastructure du Grand Paris Express, il se montre très service public à la française. Et sur CDG Express, très opportuniste… N’oublions pas non plus qu’il a grandement contribué à la nomination de Pierre Cardo à la tête de l’Arafer; en matière de résistance aux pressions et aux instrumentalisations politiques, il en connaît un rayon. Ce n’est pas parce qu’il a été nommé par la gauche qu’il ne s’autorise pas une pique à Anne Hidalgo sur les quais rive droite…
Jean-François Carenco est donc un cas à part, assez inclassable, de ces préfets pour lesquels compte autant, sinon plus, l’envie d’aller vers l’avant que l’exécution rigoureuse des textes et des prérogatives. Un homme de combat, qui a encore envie d’aller au front…
MOBILETTRE. On peut dire que vous avez mis le feu à l’Île-de-France en demandant la mise en concurrence des réseaux Optile…
Jean-François Carenco. Commençons par rétablir la chronologie. La loi de 2009, je la connais, j’étais directeur de cabinet de Jean-Louis Borloo, Pierre Mongin était alors PDG de la RATP. Au début de l’année dernière, Sophie Mougard me saisit et me demande ce que je fais au niveau du contrôle de légalité. Ma réponse: j’applique la loi.
«Qu’est-ce que c’est que ce pays où chacun s’évertue à dire que la loi ce n’est pas pour lui? […] Les entrepreneurs privés qui se plaignent de la concurrence, ça ne me plaît pas.»
Tout le monde s’est agité. Le gouvernement a saisi le conseil d’État, qui vient de donner son avis: «Appliquez la loi, ouvrez les réseaux d’Optile à la concurrence dès que possible». Maintenant on négocie sur le «dès que possible», pour ne pas mettre le feu aux poudres. En combien de temps le Stif peut-il lancer les premiers appels d’offres? C’est toute la question. Ils doivent recomposer le réseau, constituer des lots…
Mais reprenons d’abord un peu de hauteur. L’honnêteté intellectuelle m’oblige à constater que dans le secteur des transports, ce qui se passe depuis quelque temps est incroyable, gigantesque. Comme il est de mode de dire que tout va mal, je dis que tout va très bien, au contraire!
Optile revendique une même date d’ouverture des réseaux pour tout le monde, y compris la RATP.
J.-F. C. Les entrepreneurs privés qui se plaignent de la concurrence, ça ne me plaît pas. La loi c’est la loi. Si un préfet ne fait pas respecter la loi, qui le fera? Qu’est-ce que c’est que ce pays où chacun s’évertue à dire que la loi ce n’est pas pour lui?
Il y a un autre conflit relatif à l’interprétation de la loi, entre la RATP et Keolis, sur le contenu des prérogatives du gestionnaire d’infrastructures du Grand Paris Express.
J.-F. C. Je pense que la langue de monsieur Farandou a fourché. Il s’est un peu laissé aller. Le fait que la RATP soit gestionnaire du Grand Paris Express, c’est pour des raisons de sécurité, d’interopérabilité. La France est un pays unitaire. La loi c’est la loi.
Pensez-vous que la RATP pourra être candidate à l’exploitation tout en étant gestionnaire d’infrastructures?
J.-F. C. Chaque chose en son temps. Quel est le premier gouvernement qui a osé mettre en concurrence une ligne ferroviaire nouvelle? C’est celui-ci, avec CDG Express. On progresse, mais il faut savoir raison garder. Peut-on être content ce qu’on fait? Moi je le suis!
Mais les concurrents…
J.-F. C.… Qu’ils se débrouillent! Je suis pour un service public à la française. Nous ne sommes pas anglosaxons. On ne va pas casser le système pour faire plaisir à untel ou untel.
«Certains osent dire que le gouvernement ne fait rien. Soit ils sont méchants, soit ils sont aveugles»
Etes-vous satisfait de l’avancée du Grand Paris Express?
J.-F. C. Le Grand Paris Express, c’est extraordinaire. Toutes les enquêtes publiques sont finies, on aura toutes les DUP fin avril je pense. Qui aurait pu penser cela? Certains osent dire que le gouvernement ne fait rien. Soit ils sont méchants, soit ils sont aveugles. Dans la réalité c’est une victoire collective, avec les élus de tous bords, les collectivités, les entreprises. Ce travail mérite de mettre de côté toutes les petites histoires politiques. 200 kilomètres de lignes métro les plus modernes, ça se respecte.
Pensez-vous que tout va se faire dans les délais prévus? Y compris la ligne 18?
J.-F. C. Evidemment! À commencer par la ligne 18! Vous croyez qu’on ne va pas la faire parce qu’il y a trois ou quatre personnes qui contestent le tracé? La DUP sera signée en suivant l’avis de la commission d’enquête, je suis confiant.
Il y aura probablement des dépassements de budgets…
J.-F. C. On a un modèle de financement extrêmement robuste sur vingt ans. Cela va coûter plus cher que prévu, c’est sûr. Pour autant, il faut être attentif à la maîtrise des coûts. Regardez la création de valeur pour la métropole, et pour les entreprises françaises. On crée beaucoup de travail ici, et nos sociétés d’ingénierie, nos exploitants réussissent à l’export aussi grâce à ce grand projet. Au final cela rapporte beaucoup aux entreprises françaises et à l’économie de notre pays.
Faut-il modifier la gouvernance de la mobilité en Ile-de-France?
J.-F. C. Je ne pense pas que fusionner le Stif et la SGP soit nécessaire. J’ai lu l’avis du Ceser (conseil économique social et environnemental régional) et techniquement, ce n’est pas possible. Ces problèmes de politique pure ne sont pas les miens. L’important c’est que les projets avancent, que les nouveaux transports sortent de terre.
«Permettez-moi de préciser que le Stif contrôle la SGP! Il émet un avis contraignant sur tous ses dossiers»
Le dialogue est-il suffisamment bon entre les deux établissements?
J.-F. C. Permettez-moi de préciser que le Stif contrôle la SGP! En effet, il émet un avis contraignant sur tous les dossiers de la SGP. Le gouvernement a décidé que le Stif devait «être dans le coup» en permanence. C’est le cas. Alors, pourquoi changer ce qui marche? La priorité, c’est de construire des transports dignes d’une métropole du vingt-et-unième siècle, et c’est ce que nous sommes en train de réaliser!
La SGP n’est-elle pas sous-dimensionnée pour l’énorme tâche de maîtrise d’ouvrage qui lui est attribuée?
J.-F. C. Peut-être faudra-t-il améliorer certaines choses, sur le contrôle des coûts par exemple, afin d’être certain que les marchés profitent à tout le monde, y compris les sociétés franciliennes de taille modeste. D’ailleurs le ministère des Transports a demandé des enquêtes au CGEDD et à l’IGF afin de bien contrôler ces procédures. Mais j’en reviens à l’essentiel: on est envié dans le monde entier, et la rumeur dit que peut-être il faudrait faire un peu différemment? Peut-être, mais l’essentiel n’est pas là.
Au-delà du Grand Paris Express, la gouvernance francilienne doit-elle évoluer?
J.-F. C. À un problème complexe, il n’y a que des solutions complexes. Je ne m’exprimerai pas sur ce sujet très politique des relations entre la métropole, la ville de Paris, le conseil régional. Il y aura d’autres versions de la loi sur le Grand Paris. Mais ce ne sera pas forcément la priorité du futur gouvernement. Les rivalités ne datent pas d’aujourd’hui, il faudra du temps pour trouver la bonne formule, comme Lyon l’a trouvée.
Que dites-vous aux Franciliens qui galèrent tous les jours ou presque, dans des RER à la régularité insuffisante, sur certaines lignes de Transilien difficiles?
J.-F. C. Je leur dirais encore de la patience, nous avons engagé les travaux nécessaires! Mais je dirai aussi qu’il faut se réjouir qu’il y ait de plus en plus de monde dans les réseaux, car c’est bon pour la lutte contre la pollution. Vous voyez, j’ai décidé de voir toujours le côté positif des choses.
Est-ce qu’au-delà des problèmes d’infrastructures, la performance des opérateurs vous paraît suffisante?
J.-F. C. La SNCF et la RATP sont deux grandes maisons confrontées à des changements considérables, techniques, organisationnels, sociaux; il faut quasiment tout réinventer. La SNCF est une grande maison très structurée, et je comprends que ce soit compliqué de bouger, de temps en temps.
Pour augmenter la fiabilité des circulations, faut-il accélérer le programme d’automatisation des lignes, y compris les RER?
J.-F. C. Je ne me prononcerai pas sur ce sujet. La réponse appartient au Stif, à Guillaume Pepy, à Elisabeth Borne, à leurs conseils d’administration.
«A terme c’est une évidence de fermer les quais rive droite. Le timing et la méthode auraient pu être différents»
Que pensez-vous des chamailleries entre Anne Hidalgo et Valérie Pécresse?
J.-F. C. Ça ne me fait pas plaisir. Il y a une rivalité politique, c’est normal, mais au quotidien, sur les projets, il faut savoir résoudre les problèmes, et c’est ce qui se fait.
On a un peu l’impression que les échelons décisionnels publics peinent à suivre l’exigence croissante des citoyens et la révolution des offres de mobilité.
J.-F. C. Effectivement tout doit être étudié, réinventé dans ce monde qui bouge, mais dans le respect des institutions, sinon c’est le désordre.
Que pensez-vous de la fermeture des voies sur berge rive droite?
J.-F. C. Je ne suis pas le maire de Paris, son interlocuteur est le préfet de police. À terme c’est une évidence de les fermer. Le timing et la méthode auraient pu être différents mais c’est une décision légitime de la maire. La plupart des maires alentours qui se mobilisent ont fait la même chose chez eux…
Votre nom a beaucoup circulé depuis un an pour occuper de nombreuses responsabilités de haut niveau. Où vous verriez-vous dans quelques mois?
J.-F. C. C’est le président de la République qui décide de mon sort.
Vous avez des envies?
J.-F. C. Ce serait malvenu de les exprimer publiquement.
On peut imaginer de vous retrouver dans le monde des transports?
J;-F. C. J’essaie de bien faire mon boulot, avec un mot d’ordre: on regarde ce qui est autour de soi, on se fait plaisir à penser que la France réussit à changer les transports en Île-de-France. Le changement à l’œuvre est gigantesque.
Vous êtes passionné d’aménagement, vous pourriez poursuivre dans cette voie…
J.-F. C. Peut-être, c’est une option. J’ai passé ma vie à faire de l’aménagement. Je peux aussi poursuivre ici. Mon sort n’est pas intéressant, la priorité c’est ce qui se passe en ce moment: la construction d’une métropole du vingt-et-unième siècle, attractive, connectée, qu’est le Grand Paris.
Propos recueillis par Gilles Dansart
Concurrence des bus: Optile ne lâche rien
Après l’opération avortée d’un amendement à la loi sur le Grand Paris, juste avant les vacances parlementaires de décembre (lire Mobitelex 168), Optile est reparti à l’assaut: pas question d’accepter la mise en concurrence des réseaux de bus «dès que possible», c’est-à-dire avant que la RATP ne soit obligée d’en faire de même, en 2024.
Les opérateurs privés, emmenés par leur président Jean-Sébastien Barrault, font feu de tout bois et contestent juridiquement l’avis du Conseil d’Etat et l’analyse des conventions du Stif. Ils ne s’arrêtent pas là et considèrent même que l’interprétation que s’apprête à suivre l’Etat porte atteinte à leur sécurité juridique et à la confiance légitime vis-à-vis de l’autorité organisatrice. De là à ce qu’ils mettent en cause la responsabilité de l’administration, il pourrait n’y avoir qu’un pas.
Mais une autre menace affleurante pourrait inquiéter encore davantage l’Etat (et la RATP): la remise en cause de la conformité, au regard du droit européen, de la loi ORTF, pour discrimination de traitement – on se souvient qu’une telle initiative avait été la première intention de Keolis, en 2009.
Il n’est pas du tout certain qu’on en arrive à ce stade, car le calendrier est tendu: très vite le Stif devra préciser les échéances aux différents opérateurs, sous peine d’entrer dans des zones de grand risque juridique contractuel.