L’affaire toscane change de dimension
Le conseil d’Etat italien a lancé un recours préjudiciel devant la cour de justice européenne dans le conflit qui oppose les exploitants sortants des transports sur route de Toscane, regroupés au sein de Mobit, à Autolinee Toscane, filiale de RATP Dev, à laquelle la région veut confier la future délégation. Le conflit local prend une nouvelle tournure, sous le regard attentif des Etats et des opérateurs: c’est la première fois que la juridiction sise à Luxembourg se penchera sur les conditions d’application de la clause de réciprocité. Nos explications.
Le coup est parti de Toscane. L’appel d’offres pour les transports publics sur route de la Région (11 ans, 4 milliards d’euros) qui donne lieu à recours sur recours du consortium Mobit depuis la première adjudication à Autolinee Toscane, en octobre dernier, n’est pas seulement une guerre picrocholine.
D’abord parce que derrière les deux consortiums, c’est bel et bien un bras de fer entre les FS (Mobit) et la RATP (Autolinee Toscane) qui se joue pour la pénétration réciproque des marchés. Ensuite parce que le Conseil d’Etat italien vient de mettre dans le jeu la Cour de justice de Luxembourg par le biais d’un recours préjudiciel dont l’enjeu dépasse le seul cas de la RATP.
Le Conseil a estimé que le tribunal administratif de Toscane, saisi en première instance, n’avait pas examiné le moyen selon lequel Autolinee Toscane n’aurait pas dû être autorisé à concourir, selon les termes du règlement OSP (1370/2007). Dès lors, il pose à la Cour de Justice des Communautés européennes trois questions essentielles sur l’interprétation dudit règlement :
- l’interdiction faite à un «opérateur interne» de participer à un appel d’offres «ex moenia» (hors de ses murs, autrement dit de ses frontières), ne s’appliquera-t-elle qu’à l’issue de la période transitoire, à savoir en 2019 ?
- la RATP (et par voie de conséquence les entités qui en dépendent majoritairement) doit-elle être qualifiée d’«opérateur interne» dès lors qu’elle bénéficie de l’attribution directe de contrats de service public de la part de l’Etat français ou d’autorités organisatrices publiques?
- les contrats obtenus par la RATP jusqu’en 2039 respectent-ils bien le règlement OSP? Celui-ci prévoit la possibilité de contrats pouvant excéder trente ans, mais la date de référence prise en compte ne devrait-elle pas être celle de l’entrée en application du règlement, à savoir 2007?
A travers les deux premières questions, comme le soulignait Mobilettre dès le 21 décembre dernier (lire Mobitelex 168), ce sont bien les conditions d’application de la clause de réciprocité qui sont visées. La réponse de la Cour fera jurisprudence pour tout tribunal saisi sur un cas similaire. Et ce n’est pas seulement la RATP qui est concernée, mais aussi potentiellement Keolis, via la SNCF qui a aussi une face «opérateur interne» avec les Intercités ou Transilien.
RATP Dev (la maison mère d’Autolinee Toscane) a beau afficher sa sérénité sur l’issue finale, la situation n’est pas aussi confortable qu’elle veut bien le dire. Car c’est un nouveau délai qui s’impose. Dans l’affaire Uber-Spain (lire Mobitelex 183), la question préjudicielle posée par le tribunal de commerce de Barcelone à la Cour l’avait été en août 2015 et c’est il y a quinze jours seulement que l’avocat général a rendu ses conclusions. Dans le cas des recours préjudiciels, les Etats membres sont autorisés à faire valoir leurs observations, ainsi que la Commission. Sur un sujet comme celui-ci, il y a fort à parier qu’un certain nombre d’Etats, à commencer par la France, souhaiteront présenter des observations, ce qui peut facilement rallonger d’un an le délai classique.
En attendant, cela coûte de l’argent et il est difficile de garder les équipes mobilisées. Surtout, les Toscans devront encore attendre pour bénéficier d’un service de transport public de qualité. Le conseiller aux Transports de la Région, Vincenzo Ceccarelli, en est bien conscient, qui demande à la Cour une «réponse rapide et claire». Claire, espérons-le; rapide, c’est moins sûr.
Mais qui est Marfina, ce groupe espagnol qui pourrait détrôner Keolis à Montbéliard?
Notre récit d’un appel d’offres très révélateur des tensions contemporaines entre les logiques de proximité et de marché.
C’est un suspense franc-comtois à la sauce catalane. Exploitant des transports de Montbéliard depuis quarante ans, KPM (Keolis Pays de Montbéliard) devrait logiquement laisser la place demain soir, lors d’un conseil d’agglomération extraordinaire, à un quasi inconnu sur le marché hexagonal, Marfina, sorti vainqueur de la procédure d’appel d’offres à laquelle participait aussi Transdev. Mobilettre emploie prudemment le terme «devrait», car l’hypothèse fait grand bruit aussi bien localement qu’au sein des deux groupes, marris de se faire éconduire par un concurrent étranger et dans l’espoir que la tendance s’inverse in extremis. L’Europe, c’est bien quand on gagne à l’extérieur, c’est moins bien quand on perd à domicile… (lire notre encadré ci-dessous)
Concrètement, plusieurs élus s’émeuvent de la situation et pressent le président de l’agglomération de reporter l’attribution du contrat. Pas simple, d’autant que le préfet, responsable du contrôle de légalité, doit donner son aval à une telle décision.
Marfina-Moventia est l’un des trois principaux opérateurs de transport public espagnol, à la fois dans l’urbain, l’interurbain et les mobilités partagées
Si la holding Marfina, immatriculée en Catalogne, environ 500 millions d’euros de chiffre d’affaires, est inconnue au bataillon en France, sa marque Moventia vient de s’illustrer au sein du groupement Smoovengo qui a vaincu JC Decaux sur le marché du renouvellement des Vélib parisiens. Vieux groupe familial, Marfina est l’un des trois principaux opérateurs de transport public espagnols, avec Alda et Avança, à la fois dans l’urbain, l’interurbain et les mobilités partagées. Bien placé en Catalogne (en banlieue de Barcelone et sur la desserte de son aéroport, à Lérida et à Sitges notamment), il exploite aussi le réseau de Pampelune, et à l’étranger s’est déjà projeté à Helsinki.
Mais pourquoi diable aller à Montbéliard? Certes, le modèle contractuel de la DSP est assez similaire de la concession espagnole (avec les investissements en matériel roulant en moins), et la volonté des élus locaux de proposer des services d’autopartage et de vélopartage correspond bien aux efforts de diversification du groupe. Mais de là à affronter le sortant historique et son challenger Transdev…
En réalité, Marfina semble avoir bien analysé la situation, évalué une certaine lassitude des élus, désireux de booster leurs services de mobilité, et profité de l’élargissement du PTU à 72 communes, qui modifie de fait la donne en matière de réponses. Impossible de connaître à ce stade les différences d’offres financières; le groupe espagnol a-t-il réduit au minimum ses coûts de structure pour faire une offre mieux-disante?
Une partie du réseau est interurbaine, et selon nos informations Marfina aurait conclu un accord avec un opérateur local qui attesterait de sa volonté de s’ancrer solidement dans le territoire. La tactique, plutôt maligne, devrait mettre un peu d’animation dans la profession, car les actuelles entreprises sous-traitantes de KPM, inquiètes, sonnent le tocsin de la mobilisation…
ANALYSE
Marché européen, le tournant
A Florence des Italiens se battent comme des beaux diables contre l’intrus français et en appellent à la cour de justice européenne, à Montbéliard la perspective d’une victoire espagnole s’accompagne de relents nationalistes: mais pourquoi diable confier nos bus et nos cars à des étrangers?
On comprend l’inquiétude des sous-traitants de Montbéliard, qui peuvent perdre beaucoup dans une alternance d’opérateur – quel qu’il soit, d’ailleurs. On comprend moins celle des salariés du réseau de bus, dont les contrats de travail sont repris à des conditions identiques grâce à la protection de la loi. Et on est surpris par l’étonnement des deux opérateurs français devant la performance de leur challenger ibère. Que font-ils en permanence sur les marchés étrangers, et souvent avec une grande réussite que l’on salue bien volontiers: ils battent des candidats locaux… Dans des réseaux modestes (à Montbéliard il y a environ 60 véhicules urbains et 40 interurbains), l’alternance s’explique souvent par quelques problèmes de performance de l’exploitant sortant. Rappelons une évidence: la concurrence est faite au service des collectivités et des citoyens, le meilleur service au tarif le moins cher.
En Italie comme en France, se joue une certaine idée du marché européen. Les grandes entreprises françaises, qui font référence dans le monde entier, ont tout intérêt à une concurrence ouverte, loyale, bien régulée. Ce qui implique qu’elles acceptent d’être challengées sur leur terrain. A Montbéliard, par la voix du préfet, on saura de fait si l’Etat entend faire respecter le droit tel qu’il est, ou s’il cède aux sirènes d’un certain protectionnisme.
Premières leçons de l’effervescence inOui
Un excellent communicant n’aurait pas fait mieux: profiter du long week-end de l’Ascension, chômé par la moitié de la France, ensoleillé et sans grosse actualité nationale, pour déclencher un buzz dans les médias. Révélée vendredi dernier en fin d’après-midi, à l’initiative du Parisien et de Mobilettre qui avait expliqué il y a deux semaines l’ambition globale de la SNCF en matière de marques, inOui est désormais connue d’une bonne partie des Français… Comme l’a avoué avec un peu d’ironie Guillaume Pepy chez Jean-Jacques Bourdin (BFM TV) mardi matin, cette couverture médiatique a fait faire un paquet d’économies en messages de publicité…
Certes, le buzz fut massif, mais le message si peu maîtrisé, générateur d’un peu d’incompréhension, de beaucoup d’interrogations, de pas mal d’ironie et d’une bonne dose de bashing. Bref, tout ce qu’un communicant veut éviter. Reportée in extremis en début de semaine dernière à cause de l’attentat de Manchester, l’annonce si bien préparée n’a pas tenu jusqu’au lundi suivant.
Il a fallu l’implication du président Pepy, après le week-end, pour que l’annonce reprenne sa cohérence initiale, indépendamment de la pertinence de la marque elle-même: remettre un peu d’ordre dans la jungle des marques. Enfin un peu de fond et de logique dans l’argumentation, loin de la novlangue marketing de Voyages: d’abord le wifi gratuit dans toutes les rames, du matériel neuf ou rénové et des services inédits aux voyageurs, et ensuite une nouvelle marque, inOui, pour identifier cette offre par rapport au low cost Ouigo. Tout ça ne suffira pas à convaincre de tout ni tout le monde, mais l’argumentation est efficace, avec en prime le contexte d’une concurrence exacerbée qui nécessite de batailler sur le front des marques et des services.
Tout d’un coup l’annonce fut mieux comprise par quelques médias aussi prompts à s’enthousiasmer aujourd’hui qu’à se gausser hier. Un peu de raison consisterait à rappeler qu’aucune marque ne peut cacher durablement la forêt des fondamentaux: la régularité et la qualité des services.
Guillaume Pepy voulait reprendre un peu de hauteur en raréfiant ses prises de parole? C’est raté. Il reste pour l’instant le seul communicant crédible de son entreprise, en ce qui concerne les dossiers très grand public – il en va autrement pour les sujets de proximité ou de nature technique. C’est à la fois une force et une sacrée fragilité pour une entreprise de cette taille. Mais c’est aussi tellement révélateur de la détérioration de la gouvernance collective de la SNCF.
Pourquoi Valérie Pécresse s’en prend à la SGP
Surprise mardi midi au siège du Stif. Une conférence de presse somme toute banale, pour rendre compte de l’audition de la RATP et de la SNCF suite aux irrégularités du RER B depuis deux mois. On s’attendait à un énième rappel d’ordre convivial des opérateurs, et à quelques explications sur l’impact des ralentissements en gare d’Arcueil-Cachan, pour cause de travaux du Grand Paris Express. Mais Valérie Pécresse ne s’est pas arrêtée là.
«Je ne veux pas que pendant dix ans, les travaux du Grand Paris Express pénalisent les voyageurs du quotidien!»
«Je ne veux pas que pendant dix ans, les travaux du Grand Paris Express pénalisent les voyageurs du quotidien!», s’est-elle exclamée, en regrettant que «le Stif n’ait pas été du tout associé aux décisions sur les modalités d’organisation des travaux» à Cachan. «Pourquoi n’avoir pas convié Philippe Yvin à cette réunion?», demande benoîtement Mobilettre. «Je découvre la situation lors de cette réunion, répond Valérie Pécresse, et je compte bien l’évoquer lors du prochain conseil de surveillance de la SGP (Société du Grand Paris), […] qui doit travailler en concertation avec le Stif et les opérateurs».
La SGP a réagi vigoureusement: «Toutes les procédures de nos engagements multipartenariaux sont respectées, lors des comités techniques, comités de pilotage et comités de chantier. Le Stif valide l’ensemble de ce que fait la SGP. Et à Cachan, dont le maire Jean-Yves Le Bouillonnec est président du conseil de surveillance née la SGP, plus qu’ailleurs, il n’y a eu aucun manquement aux obligations».
Valérie Pécresse avait évoqué pendant la campagne électorale une évolution de la gouvernance francilienne. Voudrait-elle reprendre cette intention? Malgré des réunions et des échanges nombreux, le dialogue entre le Stif et la SGP reste compliqué du fait des divergences de finalités. Le Stif est concentré sur les parcours voyageurs, la SGP est obsédée par la tenue des délais et la maîtrise d’ouvrage, et avoue mezza voce qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Autrement dit, on ne construit pas 200 kilomètres de métros sans conséquences sur la voirie et les réseaux existants.
SGP, Stif et opérateurs vont pourtant devoir affronter une autre réalité: quelle qu’en soit la justification, des taux de ponctualité répétés du RER aux alentours de 60% sont inacceptables pour les usagers du quotidien, a fortiori quand ils sont subis sans information préalable. Et dire qu’il y aura 29 gares d’interconnexion à aménager…
RAIL 2020
Aux actes, citoyens!
Lancée en septembre 2016 par un colloque à l’Assemblée nationale, la saison 1 des Rencontres Fnaut/Mobilettre s’est achevée en mars dernier par l’audition de Thierry Mallet. Nous vous donnons accès à l’ensemble des paroles échangées. Bonne lecture!, et rendez-vous à partir de novembre prochain pour la deuxième saison consacrée à l’insertion des nouvelles mobilités dans le champ du transport public.
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