Innotrans: une trilogie berlinoise
C‘est, depuis 1996 à Berlin, le rendez-vous des industriels du transport ferroviaire. Innotrans, une routine bisannuelle et incontournable dont nous essayons de capter les principales tendances en parcourant les kilomètres de stands. Avec, cette fois-ci, une fois fermées les portes du centre des Expositions, quelques errances supplémentaires dans une ville qui résonnait encore du record du monde du Marathon, le dimanche précédent. Les allées sombres du Tiergarten, les rives de la Spree et les coursives de l’Hôtel Adlon gardent à jamais les traces des aventures et des répliques de Bernie Gunther, héros de Philip Kerr, disparu au printemps dernier, et auteur de l’excellente Trilogie berlinoise.
Mais revenons à nos moutons et à nos trains. Puisque nous ne pouvons que succomber cette année à une analyse trilogique, voici les trois tendances marquantes d’Innotrans 2018.
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Brouillard politique sur l’Europe des mobilités
Une séance d’ouverture donne parfois la température à un salon. Cette année, quel contraste entre les dynamiques ferroviaires à l’œuvre un peu partout dans le monde, et notamment en Chine, et le manque d’ambition du discours de la commissaire européenne Violetta Bulc, dont les quelques salves d’autosatisfaction collective à l’attention des professionnels ne suscitaient strictement aucun enthousiasme, dans un Palais des Congrès pourtant comble. L’urgence climatique, la crise ouverte du transport de marchandises, les thromboses métropolitaines? La Commission reste droite dans ses bottes d’une priorisation datée et insuffisante: ticketing interopérable, open data, savoirs partagés… L’Europe des mobilités a certes besoin de tout cela, mais aussi d’infrastructures matérielles et digitales à la hauteur des besoins de ses citoyens.
L’Europe des mobilités a besoin d’infrastructures matérielles et digitales à la hauteur des besoins de ses citoyens
Quand Jürgen Fenske, le président du VDV, l’UTP allemande, a rappelé avec beaucoup de talent cette évidence, la salle a enfin applaudi… Car les échanges qui ont suivi le monologue convenu de la commissaire témoignaient vraiment des enjeux du moment en Allemagne: lutter contre l’exode rural et fluidifier les déplacements métropolitains. Les tensions politiques au sein de la coalition rendent compliquée la tâche du nouveau patron de la DB, Richard Lutz, mais le débat public pousse malgré tout à des engagements politiques clairs: comment endiguer la croissance ininterrompue des villes au détriment des territoires ruraux et périphériques? Par des mobilités locales efficaces, a notamment répondu le ministre des Transports Andreas Scheuer, qui est aussi celui des infrastructures digitales: ce n’est pas forcément l’accessibilité des campagnes qui est défaillante, mais la capacité des acteurs à faire vivre des solutions crédibles au sein des territoires. La décentralisation allemande n’est pas un concept.
On ne va pas faire des complexes, la vie publique allemande a ses propres faiblesses, mais enfin, nous en sommes encore à manier à Paris des concepts généreux et généraux (priorité aux mobilités du quotidien, désenclavement des territoires et solutions innovantes), à inventer des organisations quand il faudrait financer vite et résolument des RER dans les grandes métropoles françaises, encourager massivement le vélo (y compris électrique) et faire surgir des espaces d’intermodalité visibles et attractifs.
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Ouverture spectaculaire des marchés
Bon, manifestement ça commençait moyennement, Innotrans 2018… Alors, grincheux, les observateurs français? Nenni! Vaccinés, certes, contre les éléments de langage politique, mais suffisamment lucides pour constater la belle vitalité du business de la mobilité ferroviaire. Progressivement, les marchés nationaux se sont ouverts et ont encouragé le développement d’une myriade d’entreprises qui vendent leur savoir-faire et leur dynamisme. Du géant chinois CRRC à la PME européenne en passant par les filiales des grands opérateurs, c’est cap sur la conquête des marchés libéralisés. La SNCF engage avec force ses filiales dans cette compétition internationale, et n’hésite plus sur son propre territoire à externaliser certaines tâches, comme l’entretien de locos en petite série – moins coûteux, plus souple.
Au cœur du Hall 11, on se serait crû un soir de victoire de coupe du monde, avec du bleu blanc rouge partout!
La France a tellement bien compris ce changement de paradigme de l’économie ferroviaire internationale qu’elle a poursuivi son effort d’il y a deux ans en installant de façon bien visible deux grandes surfaces dédiées à ses entreprises et organisations, sous l’estampille Creative France. Dans le Hall 11 d’Innotrans, on se serait crû un soir de victoire de Coupe du monde de football, avec du bleu blanc rouge partout! Il y a d’ailleurs eu deux vainqueurs, deux PME françaises très actives à l’international, Gorgy Timing et Vaperail. Sous l’égide de Business France et de la FIF (fédération des industries ferroviaires), elles se sont vu remettre le mardi 18 septembre les trophées de l’innovation et du développement à l’international par Diego Diaz (SNCF International) et Nicolas Castres Saint-Martin (Alstom).
Cette cérémonie et cette présence françaises à Innotrans (90 entreprises représentées) ont inspiré Elisabeth Borne, lors de la remise des prix: «Its’ a symbol of good health and dynamism!», s’est-elle exclamée avant de vanter la réforme de la SNCF et l’ouverture du marché français.
Dommage que son absence de la veille, au grand dîner organisé par les industriels allemands, ait un peu éclipsé l’énergie dépensée tout au long de la journée à encourager le pavillon français. En ces temps politiques perturbés en Europe, l’amitié franco-allemande est un bien précieux que l’on tient à chérir au moyen de symboles bien traditionnels. Ce lundi 17 au soir, à Berlin, le menu affichait un coq au vin bien de chez nous. Mais la ministre a succombé comme tant d’autres de ses collègues aux petites priorités hexagonales – elle n’est arrivée que le lendemain mardi dans la capitale. Les 1000 convives dégustèrent donc un coq au vin sans ministre français ni cocorico.
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Forte dynamique de l’innovation
Ce qui fait le succès renouvelé d’Innotrans, au-delà des rendez-vous d’affaires et des affichages de puissance des grands industriels (en tête de gondole cette année, une nouvelle fois, le local Siemens et le chinois CRRC), c’est la force de l’innovation portée par chacune des structures présentes, dans tous les secteurs, de la billettique au design du matériel roulant en passant par les outils de simulation numérique et les systèmes de propulsion. Le numérique ne cesse évidemment de se développer dans toutes les composantes des systèmes, à une vitesse de plus en rapide qui fait désormais passer pour ringarde toute proclamation institutionnelle de priorité au digital. S’il fallait ne retenir qu’une de ces nombreuses innovations, on choisirait l’essai de frein digital sur les trains de fret, mené par Fret SNCF avec Traxens. Amené à remplacer l’essai de frein classique, des coups de pied sur les semelles de frein, il consiste à envoyer au conducteur les résultats des mesures réalisées par des capteurs et des boîtiers connectés. Plus rapide, plus sûr, il est l’un des éléments de la modernisation de l’exploitation ferroviaire sans laquelle le fret s’essoufflera à suivre la course technologique que lui impose la route.
Inoui/Ouigo: complémentaires pour tuer
la concurrence
Allons-y tout de go: on a préféré la sobriété du débutant Rapebach aux effets de l’expérimentée Picard. Il y a dix jours, dans une salle de la gare de Lyon, le directeur général de la low cost Ouigo faisait ses débuts devant la presse et traçait ses perspectives de développement, sans trop abuser du secret des affaires (lire Mobitelex 229). Ce jeudi 20 septembre, sur un quai de la même gare de Lyon, avec tapis rouge, estrade et flonflons, c’était au tour de Rachel Picard de pratiquer le même exercice pour Inoui.
C’est la grande vitesse des bisounours: plus de voyageurs, plus de satisfaction voyageurs!
A grands renforts de chiffres et de promesses marketing, la directrice de SNCF Voyages a tranquillement déroulé son argumentaire habituel: l’investissement de modernisation, le calendrier de déploiement des rames sur tout le territoire, le meilleur du service. C’est la grande vitesse des bisounours: plus de voyageurs, plus de satisfaction voyageurs! Et puis, en réponse à une ultime question, alors qu’elle avait initialement bien résisté à la pression (pas trop méchante) des syndicalistes de Sud et de la CGT, Rachel Picard a un peu dérapé: «Pourquoi supprimez-vous des fréquences à la faveur du déploiement d’Inoui?» Réponse: «Parce que je n’aime pas les trains vides».
Que faut-il comprendre? Certes, l’augmentation de la capacité que permettent les rames Ouigo pourrait expliquer une diminution du nombre de trains. Mais on nous explique qu’il y a 25 millions de voyageurs en plus. Où sont-ils, si on supprime des fréquences?
En réalité, la priorité est accordée plus que jamais aux liaisons directes de Paris vers les grandes métropoles régionales: Marseille, Bordeaux, Strasbourg, Toulouse (sur Lyon, les travaux de la Part-Dieu obligent à une diminution de l’offre pendant deux ans). Les flux sont massifs et permettent des tarifications élevées tellement la demande est forte aux heures de pointe. Du coup, les transversales et certains horaires plus difficiles sont sacrifiés. Vive les transports du quotidien…
La situation actuelle pose au moins trois questions:
- Qui harmonise entre Ouigo et Inoui? On a cru comprendre que Rachel Picard ne s’intéressait guère à cette start up de 400 personnes et «20 trains» (sic), quand Inoui roulera à 280 rames. Pourtant, il est essentiel de ne pas se tromper, par exemple de ne pas proposer des Ouigo plutôt que des Inoui sur des créneaux horaires où les clientèles sont majoritairement professionnelles et attachées au confort.
- Faut-il accepter le sacrifice des liaisons dites déficitaires? Le principe d’une peréquation d’ensemble (les lignes très rentables aident les lignes difficiles) ne semble pas de saison. Et pourtant, il sert de base à toute industrie de réseau. L’hypersegmentation des offres et des lignes est-elle compatible avec une conception d’ensemble respectueuse des investissements de la Nation et des collectivités?
- Des compagnies alternatives trouveront-elles désormais des raisons de venir en France? La surexploitation des axes rentables, par la double offre Ouigo/Inoui, est une redoutable arme anti-concurrence. Qu’en dit le gouvernement qui a fait de la concurrence la pierre angulaire de sa réforme ferroviaire?
RATP Dev: vive le Golfe!
C‘est une annonce qui tombe bien. Attendue depuis un an, la confirmation officielle de l’exploitation et de la maintenance des deux premières lignes de métro de Riyad en compagnie du local Saptco, sur douze ans, permet à Laurence Batlle, présidente du directoire de RATP Dev, de concrétiser son engagement: 2019 sera bien meilleure que 2018. Oubliés la défaite de Manchester et les déboires toscans, la victoire en Arabie après celle de Doha avec Keolis il y a un an rouvre des perspectives de développement qui pourraient mener en cinq années la filiale de la RATP sur la crête des 2 milliards de chiffre d’affaires. Vive le Golfe…
En France RATP Dev reste prudente, elle préfère tisser ses toiles régionales, et cibler ses conquêtes. Mais à l’étranger, elle est à l’offensive presque partout
En France RATP Dev reste prudente et éloignée des grandes batailles métropolitaines; elle préfère tisser ses toiles régionales, comme en Bretagne (Vannes et Lorient, en attendant Brest cet automne?), et cibler ses conquêtes (elle espère Nîmes, comme Transdev – lire ci-dessous). Mais à l’étranger, elle est à l’offensive presque partout: en Amérique du Sud (Buenos Aires), en Amérique du Nord (Etats-Unis et Canada), dans le Golfe, en Egypte où le maréchal Al-Sissi pourrait faire du gré à gré sur le métro, au Maghreb, et encore en Asie du Sud-Est, en Afrique du Sud… La liste n’est pas exhaustive.
Confronté à la stagnation du chiffre d’affaires de l’Epic et aux risques de la prochaine ouverture à la concurrence en Ile-de-France, le groupe RATP cherche à accélérer la croissance de ses filiales. Pour la première d’entre elles, RATP Dev, ce changement de rythme à l’international s’accompagne d’une adaptation de ses process et de son management, jusqu’ici plutôt marqués par une planification raisonnable et prudente. En n’écartant pas, de façon assez bravache, l’hypothèse de «regarder» le dossier des trains de banlieue de Boston (lire Mobitelex 228), ou en proclamant haut et fort que le groupe RATP est désormais le leader mondial du métro automatique, RATP Dev affiche publiquement les prétentions du Groupe et entend jouer dans la cour des grands. Cette ambition est logique; restera-t-elle compatible avec l’équation politique francilienne et possible dans la gouvernance et l’organisation actuelle?
Transdev: petite éclaircie rétaise
La victoire, toute symbolique, est passée inaperçue: Transdev a repris depuis le 1er septembre à Keolis l’exploitation du réseau interurbain autour de la Rochelle, et notamment de la desserte ô combien emblématique de l’Ile de Ré. Pourtant, après quelques cruels revers (Vannes, Lille, Caen, Chambéry), un gain même modeste aurait pu redonner le sourire aux équipes. Il paraît d’ailleurs que la prochaine attribution du contrat de Nîmes (pourtant lui aussi modeste) est fortement espérée au siège d’Issy-les-Moulineaux, pour enrayer le lot des mauvaises nouvelles sur le front des DSP hexagonales.
La victoire en Charente-Maritime est d’abord le fruit d’une bataille judiciaire qui a vu le Tribunal administratif refuser le principe d’une nouvelle DSP unique sur le département (défendue initialement par le président du Conseil départemental Dominique Bussereau). La Région Nouvelle Aquitaine, qui a repris la compétence à la faveur de la loi Notre, a donc défini trois lots pour exploiter cinq lignes interurbaines express et treize lignes régulières. Fini Les Mouettes! Keolis a remporté deux lots (l’un avec un allié local), mais Transdev a signé son retour sur le département en gagnant La Rochelle et l’Ile de Ré.
Selon nos informations, ce n’est pas tant sur les coûts que sur l’innovation que la filiale de la Caisse des Dépôts aurait convaincu la Région; notamment, la promesse de mettre en service au 1er janvier prochain une ligne régulière de cars 100% électrique, la 3E, entre le Continent et le bout de l’île. L’importance politique et médiatique de cette échéance expliquerait la discrétion initiale de Transdev, qui se concentre sur l’enjeu technique, bien dans l’air du temps de la Transition écologique.
FERROVIAIRE
Transdev-SNCF, alliance en Thaïlande?
Puisque l’on parle d’innovation, il en est une autre qui est assez inattendue: Transdev pourrait s’allier à SNCF International en Thaïlande (et à un puissant conglomérat local)! Il s’agirait d’exploiter une liaison à grande vitesse entre les deux aéroports de la capitale, qui se poursuit en liaison ferroviaire classique. Transdev y gagnerait une référence qu’il n’a pas, en matière ferroviaire. En face, il y aurait les FS (chemins de fer italiens) avec leur propre allié thaïlandais.
Ce ne sont pour l’instant que des hypothèses et des pourparlers, car la complexité des contrats locaux, pour parler neutre, rend tous les acteurs prudents. Mais cette éventualité Transdev-SNCF confirme que malgré des antagonismes parfois exacerbés, ici et là, le principe d’alliances de circonstances entre opérateurs peut prédominer, comme à Doha entre RATP et Keolis. Pour la petite histoire, celui qui dirige Transdev en Asie est Franck-Olivier Rossignolle, récemment défait à Lille par Keolis, filiale de la SNCF, au terme d’une confrontation rude voire houleuse.
La succession de Reboud à la RTM
A 74 ans, le directeur général de la RTM (régie des transports marseillais) ambitionne légitimement de passer la main. Une procédure de recrutement a été lancée au début de l’année pour chercher l’oiseau rare, à même de diriger convenablement une entité ô combien particulière et sensible, sans retomber dans certains travers propres à la situation locale. Le sens de la navigation de Pierre Reboud, entre puissance de la CGT, complexités politiques et amélioration du service, n’est pas simple à reproduire.
Selon nos informations, cinq candidats sont sélectionnés pour le sprint final, après un premier écrémage réalisé par un chasseur de têtes.
RENDEZ-VOUS
Le 2 octobre, l’AUTF innove
«Transports et innovations: les rencontres des chargeurs»: bien décidée à prendre sa part dans le débat actuel sur l’évolution du transport de marchandises, l’AUTF (association des usagers de transport de fret) inaugure le 2 octobre prochain un cycle de rencontres. Premier thème: «Comment le fret ferroviaire est-il en train de se réinventer?», dont Mobilettre assurera l’animation.
Tout au long de la journée introduite par la ministre Elisabeth Borne, chargeurs, gestionnaires d’infrastructures, logisticiens et opérateurs échangeront sur la digitalisation, l’optimisation des réseaux d’infrastructures, l’évolution des métiers ou encore la qualité de service des opérateurs ferroviaires.
Programme et Inscription à la Rencontre des Chargeurs du 2 octobre
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