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Surchauffe
Le principe de précaution peut être une arme politique redoutable. Le gouvernement l’a bien compris qui l’a utilisé à satiété lors du dernier épisode caniculaire. Elisabeth Borne, le vendredi 28 juillet: «Tous ceux qui peuvent décaler leur déplacement doivent le faire». «Le réseau ferroviaire n’a pas été conçu dans la perspective de telles températures», a-t-elle ajouté, à la surprise générale.
Cette dramatisation excessive a pour objectif d’humaniser un gouvernement jugé technocratique, mais elle génère deux conséquences fâcheuses: elle hystérise le débat public et infantilise les acteurs.
Que feront les médias d’information en continu, toujours à l’affût du train galère, quand une vraie canicule version 2003 surviendra? Car on pourrait ergoter sur la justification de l’emploi généralisé du terme canicule: «72 heures au moins de températures diurnes et nocturnes anormalement élevées». Une proposition: éteindre sa télévision pour diminuer les émissions de chaleur.
Quant aux opérateurs de transport, publics et privés, ils n’attendent heureusement pas des injonctions martiales pour faire leur boulot au mieux. Des agents SNCF ont été rappelés en urgence pour gérer quelques situations compliquées (notamment en Occitanie), vérifier l’état des caténaires et de quelques rails fragilisés, distribuer des centaines de milliers de bouteilles d’eau. Leur professionnalisme et leur vigilance, pour limiter les effets de la chaleur sur la ponctualité, valent davantage que les moulinets médiatiques.
La bataille de l’opinion publique ne justifie pas tout. Surtout en cas de forte chaleur, mieux vaut garder la tête froide.
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SNCF
Succession de Pepy:
après l’été
Un parlementaire LREM très fin analyste du nouveau monde et de son chef suprême nous confiait cette semaine: «Cette nomination dira beaucoup d’Emmanuel Macron. Et il le sait.» Le dernier épisode en date confirme ô combien cette analyse: en demandant davantage de noms de candidat-e-s au remplacement de Guillaume Pepy, l’Elysée prend son temps et n’entend pas céder à la pression estivale.
En l’occurrence, l’issue du processus mené avec le chasseur de têtes américain Heidrick & Struggles (lire Mobitelex 260) aurait logiquement abouti à la nomination du favori Patrick Jeantet. Car les deux autres candidates pré-sélectionnées, selon nos informations Véronique Bédague-Hamilius, ancienne directrice de cabinet de Manuel Valls, et Christel Bories, PDG du groupe minier et métallurgique Eramet, ont chacune des handicaps. Le première, malgré ses responsabilités à Nexity depuis deux ans, garde un profil très dircab, la seconde au contraire n’a aucune expérience de référence dans la sphère publique.
Tout reste ouvert, donc, pour un nouveau tour de piste qui redonne de la vigueur à plusieurs candidat-e-s, y compris dans l’éventualité d’une dyarchie à la tête de la SNCF: un-e président-e (pourquoi pas d’origine politique?) accompagné-e d’un directeur ou d’une directrice générale.
Patrick Jeantet espérait coiffer tout le monde au sprint; il va devoir se relancer dans une course de demi-fond
Patrick Jeantet, pour sa part, qui en sortant judicieusement du bois il y a un mois avait pris de court la concurrence interne et espérait coiffer tout le monde au sprint, va devoir se relancer dans une course de demi-fond, en espérant qu’une femme crédible et expérimentée à 450000 € annuels ne surgisse pas du diable-vauvert et fasse figure de candidate disruptive. Les poids lourds qui le soutiennent, de l’influent Mathias Léridon à l’expérimenté David Azéma, sont plus que jamais à la manœuvre.
Une chose est sûre, la poursuite du processus au-delà de l’été, si elle ne paraît pas illogique institutionnellement (le mandat de Guillaume Pepy court jusqu’au début 2020), va renforcer les stratégies personnelles des dirigeant-e-s candidat-e-s, alors même que des polémiques estivales surgissent (les temps d’attente aux guichets) et que les signes de souffrance au travail, cadres supérieurs y compris, se multiplient.
SNCF Réseau: un Odac aux petits oignons
Pendant que les stratèges de l’Etat phosphorent sur le casting de la future SNCF, la configuration du groupe au 1er janvier 2020 continue à être élaborée, ce qui ne manque pas d’alimenter la machine à spéculations. Dernière en date, une perte de souveraineté du gestionnaire d’infrastructures SNCF Réseau qui serait due à une récente classification en Odac…
La case Odac est un gloubiboulga dans lequel on trouve des organismes d’enseignement et de recherche (CNRS), de santé (ARS), de culture (l’Opéra de Paris), des acteurs économiques (l’IGN)…
Une telle brouillade mérite pour le moins explication. La qualification de SNCF Réseau en Odac (Organisme divers d’administration centrale) découle de la classification il y a un an en APU (administration publique), réalisée afin que la dette transférée ne soit pas comptabilisée en déficit. La case Odac est un gloubiboulga dans lequel on trouve des organismes d’enseignement et de recherche (CNRS), de santé (ARS), de culture (l’Opéra de Paris), des acteurs économiques (l’IGN). On y déniche certes VNF, mais de manière générale très peu d’acteurs industriels ou de gestionnaires d’infrastructures de transport (la SGP, société du Grand Paris, est passée en Odal, organisme divers d’administration locale).
Tout ceci ne serait que de la cuisine administrative, si la règle budgétaire n’interdisait à ces Odac tout endettement au-delà de douze mois, y compris par émission obligataire. Pour le gestionnaire d’infrastructures SNCF Réseau, qui passe son temps à emprunter pour financer ses investissements mais aussi sa dette résiduelle, cela pose problème.
Concrètement, la salle des marchés du GI déménagera à la maison-mère, qui contractera les nouveaux emprunts avant d’allouer le cash à SNCF Réseau
Du coup, décision fut prise que dans le nouveau paysage du 1er janvier 2020, l’endettement sera géré au niveau de la holding de tête, car la classification Odac ne contamine pas l’environnement (ni la maison-mère, ni la future filiale Gares & Connexions d’ailleurs). Concrètement, la salle des marchés du GI déménagera à la maison-mère, qui contractera les nouveaux emprunts avant d’allouer le cash à SNCF Réseau.
Mais alors, quelle serait l’incidence néfaste de cette opération qui inquiète ici et là? La voilà: si la holding de tête met son nez dans les investissements, ne serait-ce pas une atteinte à l’indépendance du gestionnaire d’infrastructure, partant, à sa neutralité vis-à-vis des acteurs concurrentiels? Si la SNCF doit arbitrer entre deux régénérations en régions, ne va-t-elle pas privilégier celle qui se déroule dans une région exploitée par SNCF Mobilités plutôt que celle où un concurrent est présent?
Nous avons posé la question en haut lieu. Réponse: si la maison-mère évalue effectivement la programmation générale des investissements et des grands projets, elle ne se prononce pas sur les choix d’affectation. Il reviendra donc bien à SNCF Réseau de choisir un investissement de régénération en région A plutôt qu’en région B, tandis que les CPER (contrats de plan Etat-région) gardent leur propre process.
Cette effervescence révèle en fait l’accroissement du futur poids financier de la holding de tête, à mesure que sont précisées les conditions d’application de la réforme. Tenir fermement les cordons de la bourse avant de garantir la cohérence de l’ensemble intégré: cette évolution ne correspond pas complètement aux buts initialement avancés, mais c’est bel et bien le plat proposé le 1er janvier prochain aux convives du ferroviaire.
Pourquoi Benoît Tiers n’est plus de Quart
Areva, Sanofi, CMA-CGM… SNCF. Arrivé en septembre 2016 après plusieurs expériences de haut niveau pour fédérer les composantes numériques du groupe SNCF (SI, digital, télécoms), Benoît Tiers n’ira pas au bout de sa tâche, il est vrai tellement ambitieuse et considérable qu’elle nécessitera encore des années de patient labeur. Nous l’avons interrogé: il considère sa mission accomplie. «Le processus digital s’invite désormais dans tous les processus de l’entreprise», explique-t-il. «Nous avons refondé l’entièreté du socle numérique qui constitue pour l’entreprise une plate-forme prête à être couplée aux différents assets.»
On entend bien ce discours positif et rassurant, de même que la nécessité demain d’accélérer encore pour mettre la capacité numérique au service des énormes défis du groupe – concurrence, information voyageurs, maintenance prédictive etc. Tout partant a le droit de défendre son bilan et l’entreprise qu’il a servie.
Les activités rechignent à mettre au pot commun leurs données. La stratégie digitale de départ est devenue dès lors très difficile voire impossible à mener
Mais l’histoire de ce départ nous semble un peu trop parfaite. En réalité, la construction d’une plate-forme intégrée se heurte à quelques résistances – et aux hésitations de la direction? aux surpromesses d’e-sncf? Quelques activités rechignent à mettre au pot commun leurs données, certaines pour de bonnes raisons, au nom du principe d’indépendance, d’autres par choix ou réflexe propriétaire. La stratégie digitale de départ, basée sur une forte centralisation (avec 2000 personnes dédiées en interne!) est devenue dès lors très difficile voire impossible à mener.
D’ailleurs, Régions de France s’en est ému à l’occasion de la présentation de l’Assistant personnel de mobilité le 18 juin dernier (lire Mobitelex 261). Dans un courrier adressé le 12 juin à Guillaume Pepy, son président Hervé Morin juge la démarche «indélicate» dans la mesure où elle laisse entendre que les régions sont partenaires. Il souligne que «les échanges initiés depuis un an entre le groupe de travail « Numérique et SIM » de Régions de France et les équipes de Benoit Tiers se sont brutalement arrêtés après la présentation d’un projet de convention, qui a été préparé par vos services et présenté le 13 décembre 2018, et cela sans aucune explication et sans que les relances des équipes de Régions de France n’aient le moindre effet.»
De facto, c’est la confirmation de notre analyse: le départ du centralisateur Benoît Tiers est plutôt lié à l’impossibilité de mener une véritable stratégie digitale du fait des tendances centrifuges du groupe. Un signe supplémentaire que le travail d’intégration est en panne au profit d’une gouvernance très financière (lire aussi ci-dessus)?
Sur le terrain, les ratés de l’info voyageur
Malgré les dénégations répétées, à la SNCF chacun persiste à courir dans son couloir sans trop se préoccuper des autres activités, ce qui ne simplifie guère la tâche de la gestion de crise et de l’info voyageur, ni le parcours client. Rien de tel qu’un exemple pour illustrer le constat.
Le 25 juin dernier, en fin d’après-midi, un feu de talus se déclare en aval de Tours sur la ligne classique. L’affaire est complexe car elle bloque, notamment à Vendôme, un bon paquet de TGV devant s’arrêter à Saint-Pierre-des-Corps. Manifestement c’est dans cette gare que se sont concentrées les difficultés, avec plus de 1200 voyageurs en transit et insuffisamment pris en charge. Le compte-rendu interne pointe en vrac l’«absence de dirigeants, l’absence des pompiers, de la protection civile et de la Croix-Rouge, quelques exceptions à la règle comme un TGV vidé saturant un peu plus les quais, et les plus grandes difficultés pour obtenir des informations contextuelles en gare de Vendôme, la Suge avec deux astreintes étant les seuls contacts locaux possibles dans une gare exceptionnellement aussi fréquentée…»
Bravo à la Suge, donc, mais comment expliquer l’absence d’informations? Le rapport poursuit: «Les acteurs (Réseau comme Mobilités) doivent absolument connaître en temps réel et partager la localisation des rames et les volumétries de clients attachés, afin de déployer une information voyageurs pertinente et préparer au mieux les prises en charge; l’information et la prise en charge ont besoin de relais terrain (yeux et acteurs, sic) sur les points essentiels (ASCT dans les trains, agents d’escale et dirigeants en gare).»
Cet incident révèle les limites de la réduction de la présence humaine sur site, ainsi que l’impératif de mise à disposition des informations aussi vite que possible, pour éviter les mauvaises expériences clients, prendre les bonnes décisions et accélérer les prises en charge.
ILE-DE-FRANCE
T9: comment Keolis a gagné
Le conseil d’administration d’Ile-de-France Mobilités a confirmé mercredi dernier le choix de Keolis comme délégataire du tramway T9 et des lignes de bus dites Bords de l’eau (lire Mobitelex 260). Cet appel d’offres est le premier d’une longue série qui va se poursuivre dès l’automne avec les premiers réseaux de bus Optile ouverts à la concurrence. Nous avons donc cherché à en savoir plus sur la compétition qui opposait le lauréat à Transdev et RATP/RATP Dev.
Trois familles de critères faisaient l’objet d’une notation: le prix (45%), l’offre technique (45%) et la RSE (10%). Ce dernier critère n’a pas été déterminant, les écarts étant infimes entre les prétendants. Sur l’offre technique, Transdev et Keolis ont nettement dominé le groupement RATP/RATP Dev, probablement pénalisé par le choix d’un SMR unique (tram et bus), jugé trop complexe voire coûteux.
Mais c’est sur le prix que Keolis a relégué ses adversaires, et très nettement – de plus de 10%. Il obtient la note maximale (pondérée). Au classement général, Keolis devance donc Transdev, deuxième, et RATP/RATP Dev.
Transdev et RATP ont-ils raté quelque chose ou mal apprécié des éléments dans la détermination de leur prix? Comment Keolis a-t-il réussi à baisser autant le sien? En décidant de ne pas compter de frais d’appel d’offres, de minorer très fortement ses marges? En tout état de cause, il apparaît que la filiale de la SNCF voulait vraiment gagner ce premier appel d’offres emblématique: son offre économique et financière serait très nettement inférieure à l’évaluation initiale d’IDFM.
Cette dynamique concurrentielle répond aux desseins d’IDFM; les offres techniques étaient de grande qualité, avec notamment un grand soin apporté à l’interface voyageur, et les offres économiques très compétitives. Il reste désormais à bien suivre la réalisation du contrat.
Les paradoxes d’Anne Hidalgo
La maire de Paris a donné mercredi 3 juillet une conférence de presse à l’issue du troisième conseil de Paris des mobilités. Son propos liminaire fut méthodique et clair sur la stratégie menée: moins de trafic automobile, un fort encouragement aux circulations douces, une étude de la piétonnisation du centre de Paris (sans calendrier à ce stade), la réforme du périphérique, la poursuite de l’encadrement de l’usage des trottinettes (depuis le 6 juin, 296 PV de circulation et 1350 PV de stationnement ont été dressés). On entrevoit d’ores et déjà les axes de sa campagne électorale, autour des priorités écologiques.
«Je veux pouvoir décider de l’ouverture du métro la nuit»: surprenant de la part d’une maire de gauche qui a longtemps milité contre l’ouverture des commerces le dimanche
Et puis une question sur la gouvernance est arrivée sur le tapis. «Elle est archaïque et décentralisée», a dénoncé Anne Hidalgo, «je souhaite une compétence de second rang avec la métropole du Grand Paris, qui est le bon échelon décisionnel». Pourquoi pas? Entre SGP, IDFM, Métropole et ville de Paris, il y a matière à simplifier. Mais c’est l’exemple qu’elle a ensuite donné d’une application de son pouvoir revendiqué, qui laisse pantois: «Je veux pouvoir décider de l’ouverture du métro la nuit…»
Serait-ce une forme de surenchère par rapport à IDFM qui va expérimenter avec la RATP plusieurs week-end d’ouverture nocturne à partir de la rentrée prochaine? En tout état de cause, outre les problèmes techniques d’organisation de la maintenance des infrastructures et des espaces, la généralisation d’une telle disposition est surprenante de la part d’une maire de gauche qui a longtemps milité contre l’ouverture des commerces le dimanche. Le métro la nuit en semaine, c’est à la fois plus d’agents RATP en service nocturne, mais aussi un encouragement de fait à l’élargissement des horaires de travail des salariés parisiens. La priorité du moment n’est-elle pas la modernisation des offres (comme l’automatisation des lignes), pour accroître l’attractivité du transport public, plutôt qu’à complexifier une exploitation déjà tendue?
On a donc compris mercredi que la guerre avec IDFM se poursuit, sur fond de campagne électorale. Pourtant, la qualité du travail de préparation du nouveau réseau de bus Paris et petite couronne, entre les deux entités, prouve que l’on peut aboutir à des résultats probants, qui suscitent peu de contestations et ravissent les habitants de l’Est parisien… Et si l’on faisait la même chose sur les bus touristiques et les parkings relais?
COLLOQUE
Un bel hommage à Claude Gressier
La semaine dernière s’est déroulé dans la salle Victor Hugo de l’Assemblée nationale un colloque de haute tenue, à l’initiative du CGEDD et en partenariat avec Mobilettre et SNCF Réseau, consacré à la programmation des infrastructures. Les débats, ouverts par François de Rugy et conclus par Elisabeth Borne, ont constitué un bel hommage à la hauteur des contributions de Claude Gressier, disparu début 2018. Au menu, quelques souvenirs de ceux qu’il a côtoyés jusqu’au bout, notamment au Cercle des Transports, Philippe Essig, Jean-Noël Chapulut, Alain Bonnafous ou Noël de Saint-Pulgent, des grands témoins engagés (Makhtar Diop, vice-président de la Banque mondiale, Anne-Marie Idrac, Philippe Duron) et des tables rondes d’expertise sur les trois piliers de la programmation: la prospective, l’évaluation socio-économique, la planification.
Difficile de résumer en quelques phrases des approches souvent complexes – nous publierons à la rentrée une synthèse des échanges. Mais s’il fallait retenir malgré tout un élément transversal, nous choisirions probablement cette complexité, justement. La multiplication des éléments de connaissance et d’analyse a priori des enjeux ne constitue-t-elle pas un frein, parfois, à la décision politique, et partant à sa bonne exécution? Plus on parle prospective, plus on se pose de questions; plus on dispose d’outils d’analyse socio-économique, plus on diverge sur la hiérarchie des projets; plus on instruit et programme, moins on choisit?
A moins, finalement, que ce ne soit le pouvoir politique, pourtant nourri de tous ces éléments, qui peine encore à affirmer des choix clairs puis à les financer? De ce point de vue, la révolution Duron, telle que nous la nommions à chaud dès la sortie de Mobilité 21, constitue un changement majeur de sélection et de programmation… qu’il est indispensable de confirmer par une rigueur «à la suisse» de la planification du financement et des travaux. Rendez-vous est déjà donné à l’automne pour le vote de la loi de Finances 2020.