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Chocs
On dissertera peut-être à nouveau ce dimanche soir sur l’abstention électorale. Une chose est certaine: les Français ont la tête ailleurs, et pour une bonne partie d’entre eux au voyage, à l’évasion, à la culture.
Selon nos informations, au vu des premiers chiffres et des réservations, en ce mois de juin le TGV connaîtra un record absolu de fréquentation, en hausse sensible par rapport au précédent record de juin 2019. Les monuments et lieux de culture, notamment en pleine nature, sont pris d’assaut. Les Français marchent et pédalent beaucoup, prennent le train, la voiture et l’avion.
La demande de mobilité longue distance est là, on attend un choc d’offre décarbonée…
La capacité des sociétés contemporaines à tourner très vite la page des traumatismes collectifs est confirmée. Et pourtant, certains font mine de s’étonner – font-ils encore confiance aux coûteuses études et prévisions de conjoncture, qui ont pour la plupart sous-estimé ce rebond?
Couplé à une prise de conscience de l’urgence climatique qui incite à modifier ses propres comportements, ce phénomène met sous tension la SNCF, qui peine à augmenter son offre grande vitesse (lire ci-dessous). Surtout, il rend anachroniques et incompréhensibles le malthusianisme ferroviaire d’Etat et l’absence de stratégie d’avenir pour les mobilités.
Le salon européen de la mobilité, cette semaine à Paris (Mobilettre y reviendra la semaine prochaine), a montré de l’enthousiasme et de la disponibilité pour saisir l’occasion historique de basculer dans un nouveau monde décarboné. Le choc de la demande est là, il reste à se donner les moyens d’un choc de l’offre. G. D.
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RECIT
Comment Alstom rate ses soudures et met sous tension le parc TGV
Franchement, et on n’est pas les seuls, on ne comprend pas pourquoi l’offre grande vitesse en général, et sur l’axe sud-ouest en particulier, n’est pas plus capacitaire depuis plusieurs mois. La saturation des trains le week-end s’est étendue au jeudi et au lundi, et les taux moyens de remplissage sont très élevés, à plus de 80%, ce qui incite très probablement un certain nombre de voyageurs à renoncer au trajet… ou à prendre leur voiture.
Mettons de côté l’hypothèse d’une rétention volontaire d’offre sur cet axe sud-ouest, pour cause de péages élevés – une telle stratégie a existé de la part de la SNCF, qu’elle persiste serait très grave alors que le trafic aérien Orly-Bordeaux a été interdit, et que la dynamique de la demande ferroviaire est en phase avec l’urgence écologique. Et puisqu’il n’y a pas à notre connaissance de problème de capacité réseau, reste l’explication d’une tension sur le parc matériel, que nous confirme SNCF Voyageurs. C’est effectivement ce qui se passe sur l’ensemble du réseau et tout particulièrement sur l’axe sud-ouest. Des renforts d’offres sont réalisés pour répondre à la dynamique de la demande, mais un peu à l’arrache – 4000 places supplémentaires en juin par rapport à mai, passage du TGV Paris-Bordeaux de 16 heures le jeudi en unité multiple, et mi-juillet un Ouigo quotidien passera aussi en unité multiple, soit 8000 places supplémentaires par semaine.
D’où vient le manque de rames disponibles? D’une mise au rebut probablement excessive pendant la pandémie: certaines rames auraient pu rouler davantage, et l’on se demande même comment les autorités de Bercy ont pu autoriser une telle gestion d’actifs publics. De l’envoi en Espagne de plusieurs rames pour opérer sur Madrid-Barcelone – quatorze à terme, ce qui n’est pas rien. Mais aussi d’un retard de livraison de rames de la part d’Alstom.
Ou plus exactement, du retour de rames livrées à la SNCF avant même leur mise en service. Selon nos informations, de gros problèmes de soudure ont été détectés, et admis par Alstom qui avance la défaillance de soudeurs intérimaires. Résultat, plusieurs mois de reprise en atelier, et d’ores et déjà huit rames manquantes par rapport au planning prévu.
Au grand dam d’Alstom, la SNCF a décidé d’appliquer les pénalités maximales – elles s’élèveraient déjà à 38 millions d’euros. En attendant, le choc d’offre pour répondre à la hausse de la demande se fait attendre.
APPEL D’OFFRES
Bordeaux, pourquoi Keolis a coiffé Transdev au poteau
Que s’est-il passé entre le 9 mai et un vote favorable à Transdev de la part de la Commission d’appel d’offres, et hier jeudi 9 juin, quand le bureau de Bordeaux Métropole a pressenti Keolis pour les huit prochaines années?
Un tweet du président de Bordeaux Métropole, ce jeudi 9 juin, et c’est la fin d’un suspense qui met en tension depuis plusieurs mois les états-majors et les équipes locales de Keolis et Transdev: «@AANZIANI président de @BxMetro dévoile le nom du futur délégataire des transports pressenti: Keolis – le conseil de Bordeaux Métropole se prononcera sur cette proposition le 8 juillet prochain». Récit d’une dernière ligne droite à rebondissements.
Bordeaux, c’est avec Lyon la plus belle vitrine hexagonale de Keolis depuis son épique victoire de l’automne 2008 – les délégations étrangères aiment visiter le réseau, la ville, ses caves… Et c’est aussi un beau rêve de reconquête pour Transdev, qui s’y était déjà essayé en 2015, sans succès. 2,2 milliards d’euros sur huit ans, en nette augmentation par rapport au contrat précédent (1,7 milliard), c’est un enjeu considérable. Bref, depuis plus de deux ans, c’est une lutte sans merci que se livrent les deux groupes.
Depuis deux ans c’est une lutte sans merci que se livrent les deux groupes
Le 3 mai dernier, un premier vote de la commission d’appel d’offres donne 5 voix pour Keolis, 3 pour Transdev – mais il manque un élu sur les neuf membres titulaires, et pas n’importe lequel, Clément Rossignol Puech, maire de Bègles et vice-président de Bordeaux Métropole délégué aux mobilités. Une semaine plus tard, le 9 mai, la Commission, cette fois au complet, donne 5 voix pour Transdev, 4 pour Keolis. Nombreux sont nos interlocuteurs qui croient la partie jouée. Quelques précédents nous incitent à la prudence…
Branle-bas de combat à Keolis et chez son actionnaire majoritaire, la SNCF: comment inverser la tendance? Les services Transports de Bordeaux Métropole, renouvelés, semblent favorables à Transdev, dont les propositions sont sérieuses et consistantes. Et l’époque n’est plus aux compensations trop voyantes – comme à Lyon, en 2004, quand les terrains Confluence avaient été fort opportunément cédés par RFF à la collectivité dirigée par Gérard Collomb.
Concrètement, le vote du 9 mai devait être suivi d’un rapport écrit officiel, favorable à Transdev – cela aurait probablement signifié sa victoire définitive. IL en fut autrement: c’est le président Anziani qui décidera, comme naguère Alain Juppé, entre deux offres dont les prix sont très proches – selon nos informations, un écart inférieur à 1% sur la durée du contrat.
C’est probablement l’une des clés du retournement de tendance: pourquoi s’engager dans une alternance d’opérateur si le différentiel d’offre (en prix et en qualité technique) n’est pas spectaculaire? Le socialiste Alain Anziani, pour des raisons de santé, s’apprêterait à passer la main à la rentrée prochaine. Homme politique expérimenté, il sait probablement qu’une alternance met à l’épreuve les élus – a-t-il voulu éviter ce difficile baptême du feu pour celle qui lui succéderait? Il est à la tête d’une collectivité très compliquée à diriger. Pierre Hurmic notamment, le maire de Bordeaux, ne veut pas entendre parler d’une croissance des mobilités collectives.
Alain Anziani a-t-il été sensible aux arguments du groupe SNCF et de Jean-Pierre Farandou, son PDG et ancien président du directoire de Keolis, toujours aussi punchy dans ces compétitions au couteau? «Le pouvoir de marché de la SNCF est considérable», commente un bon connaisseur du dossier. En jeu, les investissements considérables sur le RER métropolitain, mais aussi les projets d’intégration tarifaire avec le TER, qui constituent la réponse prioritaire de Bordeaux Métropole aux problèmes de desserte des zones périurbaines – là où Transdev privilégiait l’amélioration du réseau de bus et la création de CHNS (cars à haut niveau de service).
D’une certaine façon, Keolis portait un projet de continuité, avec, à la surprise de son challenger, la création de deux lignes de tram greffées au réseau existant, dont l’une entre la gare et l’aéroport.
Jeudi dernier, Alain Anziani réunit donc les élus, sans les services, et leur demande de s’exprimer. «Chacun retrouve sa liberté de vote», interprète l’un de nos interlocuteurs. Les disciplines politiques sont balayées, et Alain Anziani fait valider son propre choix, finalement rendu public ce jeudi après la réunion du bureau de Bordeaux Métropole.
Transdev, dont l’ensemble des responsables, de Pascal Morganti à Thierry Mallet en passant par les équipes d’appels d’offres, ont fait le métier, va probablement avoir la défaite douloureuse après un scénario aussi renversant. Keolis, fébrile voire nerveux depuis des mois face à l’enjeu, a multiplié les maladresses sur la forme, mais s’en sort grâce à un très efficace lobbying dans la dernière ligne droite, au pouvoir de marché de fait de la SNCF et à un contexte politique local spécifique.
L’ENTRETIEN
4F, un second souffle
C’était il y a un peu plus d’un mois, nous avions lancé une invitation originale aux trois porte-paroles de 4F, l’association des nouveaux croisés du fret ferroviaire qui ont si bien réussi à valoriser la filière pour aboutir à un plan de relance inespéré. Le 31 mai, ils ne se sont pas défilés et ont répondu à nos questions sur la mise en œuvre dudit plan, qui manifestement pose problème, et sur la façon dont leur association compte s’organiser pour porter plus fort les intérêts de la filière.
Alexandre Gallo (DB Cargo France), Raphaël Doutrebente (Europorte) et Ivan Stempezynski (GNTC) ont des caractères différents mais ont parlé d’une seule voix, en quelque sorte: il y a urgence à concrétiser les 72 mesures du plan de relance et à améliorer les performances circulation, la planification travaux et les investissements de SNCF Réseau. Le message est clair: tous les acteurs de la filière, y compris l’opérateur public, sont soumis à une forte demande de la part des chargeurs qu’il serait incompréhensible de ne pas satisfaire, à l’heure de la transition écologique. Avis aux pouvoirs publics, et à celui ou celle qui aura en charge la politique des transports.
Alexandre Gallo (DB Cargo France)
Raphaël Doutrebente (Europorte)
Ivan Stempezynski (GNTC)
Mobilettre. Vous avez largement contribué à mobiliser les acteurs publics pour aboutir au plan de relance du fret ferroviaire. Après la présidentielle, avant le premier tour des législatives, qu’attendez-vous désormais de l’Etat et du Parlement?
Alexandre Gallo. La vraie question à se poser, c’est que veut faire le gouvernement pour traduire dans les faits la responsabilité sociétale et environnementale que le pays a endossée en ce qui concerne la lutte contre les gaz à effet de serre et le réchauffement climatique. Force est de constater qu’on peut avoir de sérieux doutes sur la façon dont il va structurer cette réponse pour le fret ferroviaire. On reste dans le flou, dans une succession d’injonctions contradictoires. Je prends deux exemples. L’Etat investit dans le verdissement des flottes de camions, mais nous subissons un tir de barrage quant au renouvellement de la flotte de locomotives; des dispositions réglementaires continuent d’interdir le montage de balises KVB d’occasion sur des locomotives neuves, alors qu’elles pullulent sur des matériels au rebut.
Raphaël Doutrebente. On nous avait dit en septembre dernier après la signature du Pacte pour le développement du fret ferroviaire avec l’Etat: nous allons passer du pacte aux actes. Nous en sommes toujours au pacte. Les industriels poussent, demandent des trafics supplémentaires et à cause de certaines rigidités, d’un manque de capacités disponibles, on peine à répondre. On nous parle d’écologie, mais est-ce davantage qu’un slogan? Malgré cela nous restons motivés, nous ne sommes pas des porte-paroles dépressifs!
Ivan Stempezynski. Ce qui m’intéresse c’est le marché, et il est là. A 70% parce qu’il y a un manque de capacités routières, à 30% parce que nous cochons toutes les cases de la RSE du fait de l’engagement des entreprises à la valoriser dans leurs démarches industrielles. Mais cela fait des mois qu’aucune décision ne se prend. Pendant ce temps-là, la demande continue d’exister.
Plutôt qu’une inquiétude je ressens une énorme déception, que le fret ferroviaire ne soit pas davantage pris en compte dans le cadre de la transition énergétique et écologique. Plus grave, on va obérer et pénaliser les industriels. Cet attentisme pénalise la filière ferroviaire et l’économie tout entière.
Mobilettre. Que demandez-vous en priorité?
R. D. L’application des mesures les plus urgentes du plan de relance, mais aussi une vraie réforme de SNCF Réseau. Il n’y a toujours pas de cohérence entre les sillons et les travaux.
A. G. Cela fait des années que nous disons que le marché va changer, car il y a un puissant mouvement sociétal. Nous sommes prêts, nous investissons, nous formons des conducteurs, nous commandons des locomotives, nos clients nous demandent d’augmenter les trafics. Mais les insuffisances de SNCF Réseau en termes de performances de circulation, de programmation des travaux et d’investissements constituent les vrais facteurs limitatifs du développement de la part modale du fret ferroviaire.
R. D. La situation actuelle est la conséquence d’une gestion purement financière du gestionnaire d’infrastructures. Néanmoins nous sommes bien conscients que SNCF Réseau travaille sous fortes contraintes. Si on veut une politique de relance, mettons l’argent où il faut.
I. S. Je prends l’exemple des terminaux. Nous proposons à SNCF Réseau qu’un certain nombre d’entre eux passent en tutelle privée car des investisseurs sont intéressés sur le long terme. Nous n’avons pas de réponse, ou alors dans des conditions économiques inacceptables, avec des amortissements aux durées trop courtes. A ce stade nous n’avons pas de ministre de référence, et c’est pénalisant pour les décisions urgentes à prendre comme celle-ci.
Changeons de monde, ayons une autre vision, y compris en sollicitant le privé! Ce qu’il nous faut, c’est un rythme, des dates, des échéances. Les 72 mesures de la Stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire sont connues de tous, mais nous n’avons pas de planning. Nos business plan sont sur trois ans, et nous n’avons aucune visibilité.
R. D. On est dans un paradoxe. Les marchandises ne votent pas. mais on nous fait attendre échéance électorale après échéance électorale. Que de temps perdu!
Mobilettre. Comment peser davantage? Que peut faire 4F?
R. D. Nous avons décidé de continuer à nous structurer, en recrutant notamment dans les mois qui viennent un ou une déléguée générale pour continuer à porter des messages.
A. G. Le rôle de 4F, c’est à la fois la surveillance et le monitoring des 72 mesures, et l’incitation à une loi de programmation, dont une immense partie concerne l’état du réseau.
Mobilettre. Comment convaincre les décideurs politiques et publics de passer aux actes?
I. S. Effectivement nous avons besoin d’une loi de programmation. Et nous avons besoin des futurs députés pour peser sur les débats, par exemple pour appliquer les engagements de la loi climat sur l’implantation des sites logistiques. 4F ne peut plus faire le coursier entre les ministères.
A. G. Les sénateurs ont pris la mesure du problème, parce qu’ils sont plus proches des territoires, et qu’ils ont la vocation de rentrer dans le fond des sujets. Mais nous devons être plus proches des députés.
R. D. Nous avons eu une grande écoute lors de nos auditions devant les commissions compétentes. 4F aurait pu se déliter et disparaître, cela aurait pu arranger certains dans les services de l’Etat, mais nous tenons bon pour leur prouver qu’en s’organisant bien on peut être bénéficiaire, pour ne plus entendre cette petite musique qui nous ennuie: «Le fret perd de l’argent donc ce n’est pas la peine d’investir.»
A. G. 4F ne demande pas à être perfusé d’argent public. Une bonne partie des entreprises ferroviaires sont rentables. Comme le dit Ivan très justement, on ne demande pas à être biberonné par des AMI (appel à manifestation d’intérêt) sur des origines-destinations exotiques. Et il ne faut pas croire qu’un trafic est rentable parce qu’il est sous AMI.
Mobilettre. Le consensus de filière est nécessaire pour peser sur les choix politiques?
A. G. Assurément. Nos intérêts sont alignés, y compris ceux de l’entreprise ferroviaire publique.
R. D. Nos positions ne peuvent qu’aider l’entreprise publique à continuer à se relever.
Mobilettre. Cherchez-vous à vous faire soutenir par l’opinion publique?
I. S. Mais elle est déjà avec nous! Moins de camions sur les routes, un air moins pollué, c’est très populaire! On ne néglige pas les symboles comme Perpignan-Rungis, mais il faut se demander pourquoi on ne va pas plus loin. Et la réalité, c’est qu’on n’incite pas assez les transporteurs routiers à passer au ferroviaire. Les incitations sont insuffisantes. Plaçons 4F comme acteur incontournable et systématique, pour poursuivre les réflexions et les propositions.
Nous avons montré notre crédibilité et notre cohésion, et nos débats parfois animés témoignent de nos engagements respectifs. Mettez 4F autour de la table, mesdames et messieurs les institutionnels, vous allez gagner du temps en propositions et en crédibilité.
R. D et A. G. Qu’on nous consulte avant de s’engager dans des initiatives! En plein confinement SNCF Réseau nous a appris qu’ils lançaient 600000 euros pour atténuer les effets des travaux sur la gare de Monaco. Mais il y passe trois trains par jour! Le clientélisme n’est pas bon conseiller. Et nous ne comprenons pas l’intérêt commun d’une AMI sur Bayonne-Cherbourg, avec une portion non électrifiée, sinon comme le résultat d’un fort lobbying de Britanny Ferry auprès des instances publiques.
Mobilettre. Vous positionnez 4F comme une sorte de tiers de confiance, une structure d’aide à la décision?
R. D. A quoi cela sert-il d’être consulté quand le planning des travaux a déjà été décidé? Nous sommes disponibles pour contribuer aux meilleurs choix possibles pour la filière.
A. G. Nous devons être consultés sur les travaux en amont. Notre filière est dynamique, 4F se structure et est prêt à répondre à toute les demandes pour la mise en œuvre du plan de relance. Vu l’urgence écologique nous n’avons ni le droit à l’erreur ni le temps d’hésiter.
I.S. SNCF Réseau n’est plus un chef d’orchestre, il fait partie de la troupe des musiciens. Sa représentativité ne peut plus être plénipotentiaire. D’autres acteurs peuvent agir. Ce n’est pas absurde d’optimiser l’utilisation de l’argent public. 4F peut être l’équivalent de France Logistique pour le ferroviaire.
Propos recueillis par Gilles Dansart
LE RAPPORT
Le Sénat à la recherche de la « logistique urbaine durable »
Deux sénatrices, Martine Filleul (Nord, Socialiste) et Christine Herzog (Moselle, Union centriste), viennent de produire au nom de la commission de l’Aménagement du territoire et du développement durable, un rapport d’information sur la logistique urbaine durable.
En dépit du titre alléchant, force est de reconnaître que l’on reste pas mal sur sa faim. L’exposé des motifs commençait pourtant bien: « Passer d’une logistique vue exclusivement comme une contrainte à une logistique appréhendée comme une opportunité pour nos agglomérations ». Malheureusement, les propositions formulées ne sont pas à la hauteur de la commande, notamment lorsqu’elles enfoncent des portes ouvertes. Mieux appréhender les données, mieux sensibiliser le consommateur aux impacts de ses commandes en ligne, d’accord, mais une fois qu’on a dit cela… De même, s’agissant de la nécessité de verdir la flotte de véhicules légers utilitaires, il faudrait lever les mêmes obstacles que pour le verdissement de toutes les flottes, qu’il s’agisse des délais de commande, des coûts ou de la problématique de l’installation des bornes électriques.
Pourtant, le transport de marchandises en ville a un impact considérable en matière de développement durable. Le rapport cite ces chiffres fournis par l’Ademe : France entière, il représente 20% du trafic, 20% des émissions de gaz à effet de serre et le tiers du coût logistique de l’acheminement d’une marchandise. A Paris, il représente 15 à 20% du trafic, 25% des émissions de CO2, 35% des émissions d’oxydes d’azote et 45% des émissions de particules fines.
A Bordeaux les véhicules gros porteurs (jusqu’à 26 tonnes) ont été autorisés à accéder au centre-ville la nuit, le temps d’une expérimentation
Le principal intérêt du rapport consiste en fait à présenter quelques expérimentations qui pourraient être dupliquées, encore que l’on ne peut que remarquer qu’elles sont relativement anciennes et ne semblent pas avoir été renouvelées. Ainsi, des livraisons en horaires décalés ont été expérimentées par Bordeaux Métropole en 2016 et Paris en 2021. La métropole de Bordeaux a ainsi expérimenté entre janvier et juin 2016 les livraisons en horaires de nuit, entre 22 heures et 7 heures, afin de favoriser une meilleure répartition des flux alors que 40% des livraisons étaient effectuées aux heures de pointe. « Vingt points de vente ont été ciblés », indique le rapport, « notamment en fonction de problématiques d’accès et de conflits d’usage (tramways, voitures…) les concernant et parfois en raison de plaintes déposées par des riverains (stationnements gênants de véhicules de livraison). Dans le cadre de l’expérimentation, les véhicules gros porteurs (jusqu’à 26 tonnes) ont été autorisés à accéder au centre ville, afin de massifier les flux et de réduire le nombre de tournées. » Citant France Urbaine, le rapport souligne que « le décalage des horaires de livraison aurait permis de réduire de 4% les émissions de dioxyde de carbone, une baisse qui atteint 38% en cas d’utilisation d’un véhicule de 26 tonnes en remplacement de plusieurs véhicules de 7,5 tonnes. » De quoi relancer le débat sur la taille optimum des véhicules de livraison…
Quant à Paris, les livraisons en horaires décalés (21 h-7 h) ont également été expérimentées dans le 13 ème arrondissement d’avril à juillet 2021. Selon la Ville de Paris, elles auraient permis de réduire la congestion de 18%.
Ces expérimentations se seraient toutefois heurtées au problème des nuisances sonores engendrées. On peut aussi citer le problème de la réception des marchandises. Le rapport suggère l’installation de sas où déposer les marchandises en sécurité en dehors des heures d’ouverture des points de vente.
Le cotransportage de colis permet de recourir aux services d’un particulier ou d’un transporteur
Autre piste que le rapport propose d’explorer : la mutualisation des livraisons du dernier kilomètre. Pour en encourager la pratique, la LOM a d’ailleurs autorisé le cotransportage de colis qui est défini comme « l’utilisation en commun, à titre privé, d’un véhicule terrestre à moteur effectuée à titre non onéreux, excepté le partage des frais, pour transporter des colis dans le cadre d’un déplacement qu’un conducteur effectue pour son propre compte ». A l’inverse du covoiturage de colis qui permet uniquement des livraisons entre particuliers, relève le rapport, « le cotransportage de colis permet de recourir aux services d’un particulier ou d’un transporteur (par exemple un transporteur effectuant un trajet à vide) ». Mais malheureusement, apprend-on, le décret en Conseil d’Etat devant préciser les modalités d’application des dispositions introduites par la LOM, «notamment la nature des frais pris en considération » pour le partage des frais, n’a toujours pas été publié ! Après, il ne faudra pas s’étonner si les choses n’avancent pas…
Le rapport présente également quelques expériences d’utilisation, dans certaines agglomérations européennes, de lignes de tramway pour le transport de marchandises. C’est le cas à Karlsruhe, en Allemagne, où la ville expérimente depuis 2021 et pour une durée de trois ans, l’utilisation du tramway. « Dans le cadre de ce projet dénommé LogiKTram, le transport de marchandises depuis les terminaux ferroviaires jusqu’à la livraison finale s’effectue sur des trams ou des véhicules ferroviaires légers, en utilisant les infrastructures existantes ». A terme l’objectif est de concevoir un tram voyageur qui pourrait être aménagé en heures creuses pour transporter également des marchandises dans des espaces dédiés. En France, la seule expérimentation recensée de TramFret est celle qui avait été mise en place en 2017 avec le groupe Casino à Saint-Etienne. Mais le projet n’a pas été pérennisé.
La LOM avait pour ambition d’être LA boîte à outils pour toutes les mobilités. Une illustration de plus du fait que trop ambitieuse et technocratique elle a manqué d’imagination et d’agilité. Et qu’elle n’est même pas capable, lorsqu’elle a eu une idée, de la mettre en œuvre, comme pour le cotransportage.