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Soyons justes !
Indulgents avec ADP, impitoyables avec le transport public ?
La mansuétude à l’égard des perturbations dans les aéroports nous stupéfie. Pour 50 000 bagages en souffrance à Roissy, et autant de propriétaires démunis pendant des jours et des jours, avec les conséquences financières qui s’en suivent, il a fallu que Clément Beaune fasse le déplacement sur place pour que le PDG d’ADP s’excuse et accélère la remise en ordre. On ajoutera de difficiles conditions d’accueil des voyageurs, des décollages retardés voire annulés, des attentes interminables le soir pour prendre un taxi…
L’explication semble toute trouvée: la pénurie de personnels post-Covid. Ajoutez à cela la représentation médiatique qui fait passer le passager aérien pour un privilégié moins à plaindre qu’un soutier des RER, voire une certaine indifférence au sort des touristes étrangers, et vous comprendrez la critique à deux vitesses: impitoyable pour les opérateurs de transport public, indulgente pour les gestionnaires d’aéroports.
Revenons pourtant aux causes des crises dans les aéroports. Pendant la crise sanitaire, leurs gestionnaires furent nombreux à licencier en masse. Augustin de Romanet, PDG d’ADP, s’est même vanté de n’avoir pas sollicité d’aides d’Etat: «On s’en sortira par nous-mêmes.» La tutelle a adoré et laissé faire. Oui mais voilà, aujourd’hui, à Roissy comme à Schipol ou à Toronto, la brusque reprise des trafics se heurte à la pénurie d’effectifs disponibles et compétents. Les éconduits ne reviennent pas si facilement au travail, d’autant que leurs rémunérations ne sont guère attractives : comment le leur reprocher ?
Pouvait-on faire autrement ? Oui. En Italie et en Espagne, le chômage partiel et une baisse provisoire des salaires ont été privilégiés – la reprise est de fait moins difficile. A Eurostar, Jacques Damas explique comment il a anticipé le retour des trafics en ménageant les moyens de production et en empruntant (lire ci-dessous).
On va ajouter un couplet sur la défaillance publique. Lundi dernier à Roissy, en fin de soirée, il fallait des heures en pleine canicule pour trouver un taxi. Les VTC facturaient Paris à 140 euros, les taxis acceptaient plusieurs clients parisiens dans leur véhicule… à 50 euros chacun. L’interruption de circulation sur l’A1 et les travaux sur l’A3 dissuadaient les chauffeurs de «monter» à Roissy. Le RER B ? Trafic interrompu à partir de 23 heures tout l’été – des navettes ont été mises en place, mais elles ne résolvent pas tout.
Qui se soucie des conséquences de telles incohérences pour les voyageurs ? En l’occurrence, l’Etat devrait anticiper ces situations puisqu’il est au courant de tout. Mais il préfère sermonner que s’imposer la discipline d’une gouvernance de proximité. Il n’est plus en état de le faire ? Qu’il confie la gestion de la voirie à la région, qui deviendra responsable multimodal, devant la loi et les citoyens !
Morigéner en public les opérateurs et gestionnaires d’infrastructures est une stratégie qui continue à fonctionner. Certaines défaillances, on l’a encore vu cette semaine sur la ligne Paris-Clermont-Ferrand, méritent l’opprobre et doivent effectivement donner lieu à des révisions d’organisation, quel que soit le mode. Mais à s’en contenter, on ne résoudra rien : les cynismes de l’Etat actionnaire et les insuffisances de l’Etat autorité organisatrice sont bien au cœur des problèmes. G. D.
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STRATEGIE
Promotion du transport public: l’Europe et la France…
L’Allemagne et l’Espagne cherchent des encouragements à la fréquentation des trains par la tarification, la France compense la hausse des prix de l’essence…
Avant même les signes violents de dérèglement climatique envoyés ces derniers jours, le transport avait quitté le domaine purement technique pour entrer en politique, « grâce » à la hausse des prix du carburant, à celle des prix tout court, et à la décarbonation.
On assiste donc en Europe à des initiatives diverses pour promouvoir le transport public par les prix, puisqu’il semble que dans l’immédiat, ce soit devenu le premier régulateur. Ainsi en Espagne, le Premier ministre a annoncé que les résidents espagnols verraient leurs abonnements pour l’équivalent de nos TER et les billets moyenne distance remboursés par l’Etat entre le 1er septembre et la fin de l’année, soit quatre mois. Ne sont, en toute logique, concernées que les lignes gérées par l’opérateur national Renfe. L’Allemagne, qui connaît un taux d’inflation très élevé, avait de son côté, dès le 1er juin, lancé pour trois mois le ticket à 9 euros par mois qui permet de voyager en illimité sur tous les transports publics régionaux. Il est également accessible aux touristes. Cette offre a d’ailleurs été victime de son succès jusqu’à poser des problèmes de sécurité dans la mesure où l’offre de trains n’a pas été augmentée pour autant.
Ces expérimentations n’ont sans doute pas vocation à être pérennisées mais elles montrent que dans plusieurs pays européens on tâtonne pour faire venir le maximum d’usagers vers le transport public. En France, où les autorités n’hésitent pas à regarder de haut ces initiatives tarifaires, on a préféré subventionner la voiture (le traumatisme des gilets jaunes ?) en diminuant le prix à la pompe, ou plutôt, pour être exact, en rendant au consommateur les taxes supplémentaires dont l’Etat aurait bénéficié avec la hausse du prix des carburants. Autres pays, autres mœurs ? Autres philosophies politiques, certainement. Mais il est dommage que le transport public en France soit (pour l’instant ?) le grand absent des débats sur le pouvoir d’achat et la décarbonation.
FERROVIAIRE
SNCF Réseau – Ile-de-France Mobilités: trois jours de crise ouverte
Face à l’inflexibilité de Bercy et aux «initiatives» de Luc Lallemand, Ile-de-France Mobilités cherche à desserrer l’étreinte budgétaire. Les échanges sont très tendus depuis mercredi. Le récit de Mobilettre
Quinze jours après sa nomination comme ministre délégué aux Transports, Clément Beaune a été contraint de plonger cette semaine dans la complexité francilienne. Il commence à avoir un aperçu des dossiers laissés béants par le précédent gouvernement, et des conséquences concrètes de la doxa financière imposée à Réseau par le Nouveau Pacte ferroviaire de 2018 et le contrat de performance signé en avril.
Il y a même, sans mauvais jeu de mots vu le contexte caniculaire, le feu sur plusieurs sujets. Jusqu’à mercredi dernier et une réunion au sommet entre SNCF Réseau et IDFM, c’était surtout Eole qui alimentait les braises. Depuis le rapport de la région Ile-de-France sur les surcoûts de la réalisation du projet (lire Mobitelex 382), SNCF Réseau ne décolérait pas d’être au banc des accusés, et Luc Lallemand a donc réitéré ses menaces: si à l’automne une deuxième convention de financement de 400 millions d’euros n’est pas signée (après une première à 600 millions), les travaux s’arrêteront.
Mais ce mercredi, c’est un autre sujet qui a explosé au cours de la réunion: Nexteo (le futur système de signalisation d’Eole). Venu pour annoncer la suspension pendant un an des procédures de développement sur les RER B et D, le PDG de SNCF Réseau a fini par évoquer son arrêt pur et simple! Stupéfaction de Valérie Pécresse… Au même moment, en début d’après-midi, Jean-Pierre Farandou appelait la PDG de la RATP, Catherine Guillouard, à propos de la suspension…
Pour IDFM, c’est un casus belli: la ligne B va devenir dans quelques années la ligne la plus chargée d’Ile-de-France et même d’Europe, le RER A étant soulagé par le prolongement du RER E à l’ouest. L’amélioration de l’exploitation par un système de signalisation modernisé type Nexteo apparaît donc comme une nécessité impérieuse. C’est le cas aussi pour le RER D, avec une urgence supplémentaire: si les 50 millions nécessaires au nouveau poste de signalisation du Grand Villeneuve ne sont pas débloqués par Réseau, alors l’arrivée des nouvelles rames RER NG serait retardée…
Passons au jeudi matin. Au conseil d’administration de SNCF Réseau, une annonce est bloquée in extremis par l’Etat: la hausse très significative des péages franciliens. Selon nos informations c’est le ministère des Transports qui serait intervenu sur la question. Et une mauvaise nouvelle supplémentaire pour Luc Lallemand, obsédé par le retour au cash flow libre en 2024.
La semaine n’était pas finie… Ce vendredi matin, c’est Valérie Pécresse qui rendait visite au nouveau ministre. Consciente qu’il faut aussi, voire principalement, agir sur l’Etat, vu l’inflexibilité du président de Réseau et de Bercy, elle a plaidé la cause des investissements ferroviaires… et de Nexteo sur les lignes B et D. Clément Beaune aurait admis la nécessité d’investir davantage. Mais il faudra aussi aller rendre visite au grand argentier Bruno Le Maire.
Quelle semaine… Luc Lallemand a manifestement voulu aller au bout de son intransigeance, tenir la ligne fixée par la loi de 2018 et le contrat de performance et mettre les autorités publiques devant leurs responsabilités. Mais le désaveu de l’Etat sur les péages et sa confusion sur Nexteo l’ont fragilisé. L’arrivée d’un nouveau ministre et de son directeur de cabinet, Alexis Vuillemin, particulièrement au courant de ces sujets, modifie les équilibres, depuis au moins six mois outrageusement en faveur de la discipline budgétaire. Valérie Pécresse va-t-elle réussir à desserrer cette étreinte et faire valoir l’urgence d’une poursuite des investissements? Rien n’est encore joué, vu l’engagement général pris par le gouvernement de réduire drastiquement la dépense publique. Mais les dossiers sont désormais bel et bien à l’agenda.
RENDEZ-VOUS
Les régions se penchent sur l’avenir ferroviaire à Vichy
Les 15 septembre prochain à Vichy, dans le cadre du congrès des Régions de France (voir le site), se tiendra une après-midi d’échanges sur la stratégie des régions en matière de gouvernance et de développement du mode ferroviaire.
On ne trouve pas meilleure présentation de la problématique posée aux collectivités régionales que dans le préambule des deux tables rondes: «Peut-on faire plus avec moins ? C’est aujourd’hui le double défi auquel sont confrontées les régions, qui dépasse de loin les enjeux d’optimisation de l’exploitation de leurs services de transports, au regard des incertitudes qui pèsent sur leurs budgets (40% du budget régional, 11,1 milliards d’euros par an pour les régions et 10,5 milliards pour Ile-de-France Mobilités), des comptes d’exploitation déséquilibrés en absorbant sur leurs fonds propres les effets de la crise sanitaire en 2020 et 2021 (1,5 milliard d’euros non compensés), en projetant d’incertaines prévisions liées au contexte économique (hausse des coûts de l’énergie et des matériaux) alors même que les charges de péages ferroviaires augmentent d’au moins 3,6% par an ; avec des sauts de développement d’offres rendus incertains par un modèle malthusien de tarification des infrastructures ; et l’émergence de nouveaux postes budgétaires liés à la transition énergétique notamment.»
Mais plutôt que d’énumérer une nouvelle fois leurs doléances légitimes, principalement auprès de l’Etat, les régions ont préféré s’interroger sur leurs propres leviers d’amélioration, en matière d’organisation et de financement :
Renouveler les modèles économiques des infrastructures de transports: quels rôles pour les régions au-delà de leurs compétences d’autorité organisatrice ? Quels financements pour assurer la pérennité des réseaux ferroviaires et routiers ?
Développer les services de mobilité dans les territoires peu denses: quelles organisations, quels financements pour répondre aux besoins de mobilité en application de la loi d’orientation des mobilités (LOM) ?
ANALYSE
Eurostar, rédemption en cours
Malgré un trafic divisé par vingt il y a un an et le double impact de la crise Covid et du Brexit, Eurostar a préparé son rebond et son avenir. Récit d’une stratégie d’anticipation avec Jacques Damas.
Il aime les images maritimes. On va donc lui en servir quelques-unes. Le capitaine Jacques Damas, à la riche et grande carrière dans le groupe SNCF, a pris la barre d’Eurostar après le départ de Mike Cooper, parti en pleine tempête, à l’automne 2020. Une tempête aux allures de cyclone, plutôt : un calme presque absolu au centre, avec au pire de la pandémie un aller-retour quotidien Paris-Londres, et des tourbillons financiers tout autour.
La gestion de la crise est instructive. Très vite, des économies «intelligentes et durables» sont décidées. Trois directeurs exécutifs, les plus hauts salaires, sont licenciés : ils ne concouraient pas directement à la production. Déjà l’obsession de conserver les forces opérationnelles (équipages, chef de bord…) en vue de la reprise. La fermeture de trois terminaux (Ashford, Ebbsfleet, Calais) entraîne le licenciement d’une centaine de personnes. Du chômage partiel et des baisses de salaires sont mises en place – les conducteurs belges, au statut de fonctionnaires, s’alignent volontairement sur leurs collègues. Le contrat de maintenance avec Siemens est suspendu, au profit d’un contrat temporaire.
Les économies ne suffisent pas : les actionnaires sont appelés à la rescousse
Il faut dire qu’Eurostar paie de lourdes charges fixes, quel que soit le niveau d’exploitation : entre 70 et 80 millions d’euros pour le tunnel, 16 millions pour HS1 au titre des 18000 sillons réservés (soit trois plus cher que la LN3). Les économies ne suffisent pas: les actionnaires sont appelés à la rescousse. Entre prêts long terme et refinancement, 250 millions d’euros contribuent à sauver l’entreprise privée Eurostar, qui ne bénéficiera pas des PGE (prêts garantis par l’Etat) suite à des argumentations politico-juridiques franco-britanniques dont la narration nous emmènerait au bout du tunnel. Elle doit donc emprunter: 500 millions d’euros auprès des banques.
Eurostar prêt pour la reprise ? Tout aurait été si simple… Entre soubresauts des réglementations sanitaires, au fil des variants Covid, et nouvelles conditions d’embarquement post-Brexit qui multiplient les temps de transit par deux ou trois, l’exploitation ne peut revenir à la normale aussi vite qu’espéré. En outre, des départs naturels et l’érosion mécanique des compétences compliquent les plannings et les process. Plusieurs journées horribilis éprouvent les équipes, dont un week-end de Pentecôte d’orages qui pètent la production sur le faisceau nord de Paris.
Les premiers trains du matin sont limités à 500 ou 600 places
Priorité donc à la robustesse : ne jamais annuler un train mis en vente, tenir les horaires. Il faut aussi tenir compte notamment des problèmes d’effectifs des douanes, de la police de l’air et des frontières. Pour l’été 2022, l’offre est fixe : maximum 14 AR par jour, minimum 13 AR… Ne pas tenter l’exploit, et au contraire «caper» les trains (c’est-à-dire limiter le nombre de places vendues) en fonction des capacités de débit aux contrôles d’embarquement, pour ne pas risquer la thrombose et donc des départs différés. Par exemple, les premiers trains du matin sont limités à 500 ou 600 places, pour une capacité maximale de 894 places.
Cette priorité entraîne des choix difficiles : ainsi, aucune décision ne devrait être prise avant deux ans à propos de la réouverture des gares Ashford, Ebbsfleet et Calais, au grand dam des élus. «Mes drivers, explique Jacques Damas qui aime aussi beaucoup emprunter à l’anglais, ce sont le remboursement des banques, pour assurer la liberté de l’entreprise, l’investissement dans l’amélioration du système (tous les portails de check-in de tous les terminaux ont été remplacés, pour 1,5 million d’euros), et les signes de reconnaissance aux personnels». Pas de fioritures dans les offres: les trajets vers le sud de la France ne sont plus d’actualité.
«Je suis donc focalisé sur la profitabilité, et pas du tout pour fumer de gros cigares», enchaîne Jacques Damas. On comprend : la forte demande dope la performance économique grâce au yield management qui optimise la tarification. En outre, la mise en place du Brexit a relancé les trajets business : les négociations d’ampleur nécessitent pas mal d’entrevues en présentiel. Donc pas de scrupules : priorité au cash et à la marge plutôt qu’à la croissance de l’offre. C’est dit, c’est assumé, et c’est assez logique : Eurostar est une entreprise privée… ce que n’est pas SNCF Voyageurs, filiale d’un groupe à capitaux publics incessibles…
On en oublierait presque «the cherry on the cake»… La mise en place du projet Greenspeed, pour la concrétisation duquel Jacques Damas avait été nommé, c’est-à-dire la fusion Eurostar-Thalys validée il y a quelques semaines par la Commission européenne. Depuis le 1er mai la gouvernance unique est mise en place, avec autour du chef Jacques Damas huit directeurs exécutif et reporting (quatre anglais, quatre francophones) qui constituent le Comex. Surtout, la marche vers des mises en commun est lancée: un système de distribution unique eurostar.com après l’été 2023, un seul programme de fidélité, l’amélioration des produits autour du «triangle» Eurostar, qui ne s’interdit plus de le «fermer» avec des Paris-Bruxelles pour optimiser la gestion du matériel, par exemple. En matière de production, un certificat de sécurité commun à Eurostar et Thalys est envisagé pour septembre 2023, l’info voyageurs et les services sont en cours d’unification pour le bénéfice du client.
Objectif du nouvel Eurostar : 30 millions de voyageurs en 2030 (contre 19 millions en 2019). Autrement dit, après l’étape de consolidation de la production viendra la relance des offres. Dès 2024 les 500 millions d’euros devront être remboursés. Si tout se passe bien, et si aucune nouvelle péripétie politique ou sanitaire ne vient troubler l’exploitation, l’entreprise aura gagné sa nouvelle liberté, après être passée très près de la falaise. Le calme après la tempête?
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CARNET
A l’honneur ce 14 juillet 2022
Dans le cadre de la promotion de la Légion d’Honneur du 14 juillet, on relève qu’ont été élevés au grade d’officier : l’ancien ministre Florence Parly, ancienne directrice générale de SNCF Voyageurs, (contingent du Premier ministre), Etienne Guyot, préfet de la région Occitanie, ancien président du directoire de la Société du Grand Paris (ministère de l’Intérieur), Patrick Daher, président du groupe aéronautique Daher (ministère des Armées), et Philippe Martin, directeur général adjoint de la RATP (ministère de la Transition écologique).
Ont été nommées chevaliers : Anne Rigail, directrice générale d’Air France (ministère de l’Economie), Marlène Dolveck, directrice générale de Gares & Connexion (ministère de la Transition écologique) et Bernard Cathelain, membre du directoire de la Société du Grand Paris.