MobiEdito – 12 mai 2018 – SNCF, Air France: questions d’avenir

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par Gilles Dansart


SNCF, Air France:
questions d’avenir

Les crises de la SNCF et d’Air France sont-elles le signe d’une résistance du corps social des entreprises publiques à la modernisation? Ou les révélateurs des cynismes politiques de leurs tutelles et des lacunes de leurs managements? Ou les deux? Le macronisme est-il un recyclage opportuniste de recettes éculées ou la promesse d’un autre monde?

Depuis vingt ans, les ministres des Transports louent avec une admirable constance les politiques de réforme des entreprises publiques. Au bout des efforts et du sacrifice, le salut par la compétitivité. On constate aujourd’hui le résultat: Air France ballottée, SNCF déprimée. On a connu des redressements plus féconds.

L’explication est connue: un Etat si peu stratège et si mauvais actionnaire, des entreprises fragmentées, dans lesquelles le management concentré sur l’adaptation technologique et l’incessante réforme des process a perdu le contact avec les agents, devenus fatalistes malgré leurs protestations d’engagement. Cette fois encore, «le gratin s’est séparé des nouilles» reste la formule la plus parlante. Les réformes patinent.

Pour transformer ces entreprises, il faut disposer d’une profonde légitimité que l’habileté stratégique et le talent médiatique ne suffisent plus à procurer.

Qui avait prédit l’échec retentissant de Jean-Marc Janaillac dans sa consultation-référendum? Pourquoi le gouvernement et la direction de la SNCF redoutent-ils par dessus tout l’évaluation de l’état d’esprit des cheminots vis-à-vis du pacte ferroviaire, si ces derniers répondent massivement la semaine prochaine au vote-action des syndicats? L’époque des managers politiques, quelles que soient leurs qualités, semble révolue. Pour transformer ces entreprises, il faut disposer d’une profonde légitimité que l’habileté stratégique et le talent médiatique ne suffisent plus à procurer. Il faut manager au jour le jour, s’occuper des conditions de travail, impliquer sincèrement les équipes dans les évolutions, de façon bien moins pyramidale et technocratique qu’aujourd’hui.

D’un point de vue politique, la verticalité macronienne succède aux rodomontades sarkozystes et aux hésitations hollandaises; mais est-elle porteuse d’une façon de faire très différente qui pourrait séduire des salariés déboussolés? On croit se souvenir que le slogan du candidat Macron, c’était «libérer et protéger»…

Rien n’est moins sûr, tellement le pilotage de la réforme SNCF fait apparaître, de façon encore plus crue qu’hier, la primauté absolue des chiffres sur les dynamiques. On en veut pour preuve la récente estimation par Elisabeth Borne à 100 millions d’euros par an sur dix ans, des économies réalisées grâce à la fin du recrutement au statut au 1er janvier 2020. L’estimation est aussi fantaisiste qu’erronée. Mais il faut à la ministre tenir bon sur le symbole.

S’agissant des conditions de transfert des cheminots à un opérateur privé, le sac à dos social n’est pas devenu un baise-en-ville, mais bien plutôt une malle-cabine…

Prenons un autre exemple: le calcul de la rémunération des cheminots transférés dans une autre entreprise, en cas d’attribution d’un marché à un nouvel opérateur (lire le document). Il n’y aura aucune perte. A ce niveau-là, à l’inverse de ce que redoutaient certains syndicalistes il y a deux mois, le sac-à-dos social n’est pas devenu un baise-en-ville, mais bien plutôt une malle-cabine… Une raison de plus pour ne pas comprendre le refus persistant par les syndicats d’une concurrence qui n’est pas le triomphe de la déréglementation.

Tout ça pour ça? Deux mois de conflit pour des victoires symboliques (la fin du recrutement au statut, l’ouverture à la concurrence) et des promesses encore floues (le désendettement, un nouveau projet d’entreprise) qui suffiraient au bonheur du gouvernement? Un peu comme Sarkozy lors de la réforme des retraites: peu importe le prix, pourvu qu’il y ait l’ivresse du triomphe politique.

Les hérauts fatigués de la réforme se convainquent qu’ils sont en train de réussir là où leurs prédécesseurs s’étaient assez lâchement dérobés. Cette perspective ne suffit pas: pour que la SNCF (et le ferroviaire dans son ensemble) aillent mieux, il faut bien davantage, ou plus exactement, bien autre chose.

Les indicateurs chiffrés dont se prévalent les technocrates ne reflètent pas quelques cruelles réalités

Quand les salariés d’Air France disent non à leur patron, auquel ils avaient sans doute moins à reprocher qu’à son prédécesseur, c’est parce qu’ils ne croient plus aux proclamations hiérarchiques déconnectées de ce qu’ils vivent au quotidien: la digitalisation, la filialisation, l’externalisation, bref la désagrégation impitoyable et souvent désordonnée de leurs univers de travail, sans autre pédagogie que: «C’est inéluctable». Quand les salariés de la SNCF jouent les résistants, de façon calme et étonnamment unitaire, ils témoignent d’une incompréhension devant les stratégies sinueuses et les désorganisations permanentes. Les indicateurs chiffrés dont se prévalent les technocrates ne reflètent pas quelques cruelles réalités: l’hypertrophie de certaines fonctions support, les excès de la bureaucratie, la symbolique et l’opacité des hauts salaires, le surtravail des cadres, la centralisation anachronique, l’abus d’externalisation. Tant de dysfonctionnements qu’il faudrait traiter tout autant, sinon prioritairement aux sureffectifs présumés des agents de terrain.

Les industries de réseaux reposent sur des engagements et des programmes de long terme, dont on sait (à part peut-être le nucléaire, et encore) qu’ils n’intéressent pas les dirigeants politiques et leurs conseillers avides de résultats visibles et immédiats. On ne répétera donc jamais assez que la double sévérité initiale du gouvernement (la SNCF coûte trop cher et n’est pas fiable) est apparue terriblement injuste à la grande majorité des cheminots, qui constataient depuis tant d’années l’impunité de leurs dirigeants et la toute puissance de Bercy.

Il est possible que le corps social cheminot, vilipendé, délité, accablé, se sente régénéré aussi bien dans la grève que dans les exploits qu’il réalise en situation de tension

Pour passer beaucoup de temps à écouter les uns et les autres, on est pourtant persuadé que le rebond est possible. Dans l’aérien comme dans le ferroviaire, les métiers sont consistants, les cultures bien ancrées. La conscience de participer à une aventure collective résiste encore un peu aux logiques fonctionnelles et désincarnées – il est d’ailleurs possible que le corps social cheminot, vilipendé, délité, accablé, se sente régénéré aussi bien dans la grève que dans les exploits qu’il réalise en situation de tension. La fierté issue des performances réalisées, de la ponctualité des trains du quotidien aux réussites technologiques, devrait rester le plus puissant des moteurs de motivation individuelle et collective, à condition qu’elle ne soit pas contrariée par un management excessivement mécanique.

Car la sensation aigüe du déclassement social des salariés d’Air France (à l’exception des pilotes, dont on peut comprendre qu’ils résistent) et de la SNCF, similaire à ce qu’ont déjà connu les magistrats et les enseignants, est l’antichambre de la désillusion politique. C’est tendance de vouloir faire fortune dans l’entrepreneuriat individuel? C’est très respectable et précieux de contribuer, le plus souvent dans l’anonymat, à des missions de service collectif.

Le logiciel macronien à l’attention des deux grandes entreprises publiques de mobilité n’est pour l’instant pas bien différent de celui de ses prédécesseurs, quoi qu’un peu plus décomplexé et autonome. Il se heurte à la résistance de syndicats qui comprennent tardivement qu’eux aussi, ils ont contribué à la déconfiture en se crispant sur les moyens et les textes. Du coup, tout le monde pourrait être perdant: les politiques avec une réforme en trompe-l’œil, les personnels et les cadres désabusés par le procès public.

Au-delà des réformes de système et des accords sociaux, il faudrait vraiment changer de paradigme managérial pour sauver ces deux entreprises.


Gilles Dansart

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